Leur hobby? Visiter des édifices abandonnés ou défendus pour le frisson ou l'esthétique. Une pratique codifiée qui fait toujours plus d'adeptes. Rencontre avec des passionnés vaudois.
Texte: Fabien Grenon Publié le 23 janvier 2018Tim savait que sa passion était illégale. Peu importe. S’il s’était déjà fait taper sur les doigts plusieurs fois par la police, il s’en était toujours sorti avec de simples avertissements. Mais, l’été dernier, son hobby peu conventionnel l’a mené tout droit au poste. Menottes aux poignets, interrogatoire digne d’un film policier de série B et une douloureuse amende: «Cette fois-là, on a eu droit à la totale, rigole le Vaudois de 27 ans domicilié sur la Riviera. Mais ça fait partie du jeu, et ce n’est pas ça qui va nous arrêter. Depuis, on essaie d’être plus discrets.»
Le week-end venu, ce que Tim aime faire – avec un ou deux compagnons d’exploration –, c’est sauter par-dessus les barrières de sécurité, faire fi des panneaux d’interdiction et pénétrer dans des lieux abandonnés. Usines désaffectées, châteaux en ruine, anciens sanatoriums, épaves de bus ou manoirs aux allures de maison hantée: tout y passe tant que c’est inoccupé et vieux. «À chaque fois, c’est une sorte de voyage dans le temps. C’est fascinant», confie les yeux plein d’étoiles cet Indiana Jones des temps modernes.
Cette pratique a un nom. Néologisme né de la contraction des termes anglais urban et exploration, l’urbex fait de plus en plus d’adeptes. Si l’activité a toujours existé de manière informelle, elle a été popularisée ces dernières années avec Internet. Sur les sites spécialisés et les réseaux sociaux, les aficionados se retrouvent, souvent cachés derrière un pseudo, pour raconter leurs expériences et exhiber, comme unique trophée, des photos ou des vidéos de leurs trouvailles.
L'urbex en trois règles essentielles
L’appellation «exploration urbaine», abrégée «urbex», a été inventée dans les années 1990 par un Canadien spécialiste de l’infiltration prénommé Jeff Chapman (1973-2005), plus connu sous le pseudonyme «Ninjalicious». Il conceptualise la pratique qui consiste à visiter des endroits abandonnés ou interdits d'accès en lui édictant trois grandes règles que les aficionados, du moins les plus puristes, tâchent encore aujourd’hui de respecter à la lettre. Il écrit plusieurs ouvrages sur le sujet.Un drôle de loisir qui a ses spécialités. Certains préfèrent plutôt explorer des lieux souterrains comme des mines ou des catacombes; on parle alors de cataphilie. Pendant que d’autres s’aventurent plus volontiers sur les toits des édifices; il s’agit là de toiturophilie. «Il existe diverses manières de faire de l’urbex», confirme Didier* (32 ans), qui souhaite garder l’anonymat. «Moi je fonctionne au feeling, c’est vraiment une question d’atmosphère. Alors que nous vivons dans une société où tout est propre et parfaitement organisé, j’adore l’idée de chaos qui ressort de ces espaces en friche.»
Les motivations, aussi, varient d’un spécialiste de l’infiltration à l’autre. Pour certains, à l’instar de Tim, l’urbex est surtout synonyme de sensations fortes. «On ne sait jamais sur qui ou sur quoi on va tomber», s’enflamme-t-il. Pour se faire encore plus peur, l’intrépide n’hésite d’ailleurs pas à partir en exploration de nuit, avec comme seul moyen de se repérer le faisceau de sa lampe frontale. «C’est juste tripant, on a parfois l’impression d’être dans un jeu vidéo ou un film d’horreur.»
Mais cette approche n’est de loin pas celle de tout le monde. Pour Yves Lassueur (69 ans), passionné de photo, l’intérêt est surtout esthétique. Trouvant en ces lieux chargés de poésie un magnifique terrain d’expression où laisser balader son objectif: «Ce qui m’intéresse, c’est le cachet de ces bâtiments et l’histoire qui se cache derrière, relate-t-il. Quand on entre dans une demeure encore meublée, avec ses bouquins et ses bibelots, ou quand on pénètre dans une usine en friche avec ses machines rouillées à l’arrêt depuis belle lurette, on a vraiment l’impression d’être en présence de fantômes. Des gens y ont vécu, y ont travaillé, s’y sont aimés. C’est juste magique.»
D’ailleurs, lorsque ce jeune retraité, l’un des rares à accepter de dévoiler son identité complète, sillonne les routes du canton et qu’une bâtisse l’intrigue, pas question d’y entrer clandestinement. «Jouer au chat et à la souris avec la police, ce n’est pas mon truc. Dans la mesure du possible, j’essaie toujours de demander la permission d’entrer au propriétaire», confie-t-il. Une approche qui lui a, contre toute attente, ouvert les portes de plusieurs demeures inhabitées aux intérieurs exceptionnels. «Quand on sollicite les propriétaires ou qu’on discute avec les voisins pour expliquer notre démarche, ça facilite souvent les choses. Et ça peut déboucher sur des visites inattendues.» Comme cette villa aux volets clos en plein cœur de la Broye qui cachait des fresques murales exceptionnelles.
Quand on sollicite les propriétaires ou qu’on discute avec les voisins pour expliquer notre démarche, ça facilite souvent les choses. Et ça peut déboucher sur des visites inattendues.
Mis à part ces quelques exceptions bien gardées, la Suisse, et a fortiori le canton de Vaud, ne regorgent pas vraiment d’espaces en friche capables d’émerveiller les adeptes de l’urbex. «Beaucoup de ces lieux ont déjà été visités et sont souvent dans un piteux état», déplorent Christophe (49 ans) et Gaëtan (21 ans), originaires de la région lausannoise. Pour s’adonner à leur passion, ils n’hésitent pas à se rendre en Italie ou en France. Des pays qui, selon eux, proposent des terrains de jeu autrement plus intéressants, et plus facile d’accès. Comme cet hôpital psychiatrique, avec ses lits et tout son équipement médical, qu’ils ont récemment visité dans le nord de l’Italie. «Ou cette villa du XVIIe siècle totalement libre d’accès, avec sa cheminée monumentale et ses moulures incroyables», ajoute Gaëtan.
Mais quand on leur demande la localisation exacte de leurs «spots», c’est motus et bouche cousue. Le mouvement est régi par toutes sortes de règles (lire ci-contre). Outre ne rien voler ni rien détériorer, il ne faut jamais divulguer ses adresses. «C’est primordial pour éviter d’y attirer squatteurs, tagueurs ou autres casseurs», insiste Christophe. L’idée est que ce patrimoine unique reste intact aussi longtemps que possible.
Ces règles strictes ne sont toutefois pas toujours respectées, au plus grand désespoir des puristes de l’urbex. Sur sa page Facebook «URBEX Suisse romande» créée en 2013 et qui compte près de 7000 membres, Tim n’hésite par exemple pas à publier les coordonnées géographiques exactes de ses trouvailles. Un parti pris qu’il assume: «En Suisse, les lieux abandonnés ne font pas long feu. Tout est rapidement rasé ou réhabilité. Alors je veux en faire profiter un max de monde avant qu’il soit trop tard.» La centrale thermique de Chavalon à Vouvry (VS), un vieux sanatorium à Leysin, les fonderies de Moudon ou l’ancien FunPlanet à Villeneuve: au fil des années, le jeune homme a cartographié les endroits qu’il connaissait en Suisse et en France voisine. Un plan qu’il s’est ensuite mis à vendre sur son site Internet. En plus de tout le matériel utile à l’exploration urbaine: cagoule, lampe de poche ou trousse de secours.
«Servir ses adresses toutes prêtes sur un plateau ne correspond pas à la philosophie de l’urbex», insiste alors Gaëtan qui, lui aussi, administre une page Facebook dédiée à son hobby. D’ailleurs, en déroulant le fil de ses publications sur le réseau social, aucune trace d’adresses. Pour lui, enquêter, crapahuter à travers les ronces et user ses semelles pour dégoter ses «spots» fait partie intégrante du jeu. «Le plaisir de l’urbex c’est de partir à la chasse aux indices», dit-il. Cela peut aller d’une simple photo observée sur Internet à une rumeur qu’il s’agira de vérifier, en passant par la découverte sur Google Maps d’une demeure intrigante perdue au milieu d’une forêt. Tous pensent déjà à leur prochaine exploration. Yves Lassueur espère dégoter de nouveaux plans dans le canton. Quant à Christophe et Gaëtan, ce sera certainement de nouveau en Italie. «Nous ne sommes pas descendus au-dessous de la Toscane. Le terrain de jeu est encore vaste», se réjouissent-ils. Quoi qu’il en soit, tous nourrissent le même rêve: tomber sur de nouveaux vestiges que personne n’a repérés et visités avant eux.
* Nom connu de la rédaction
Servir ses adresses toutes prêtes sur un plateau ne correspond pas à la philosophie de l’urbex.
Au vu de la nature de leur hobby, la plupart des urbexeurs souhaitent rester discrets sur leur identité. Et on les comprend. Entrer sans autorisation dans une propriété privée, certes abandonnée, reste une activité illicite réprimée par le Code pénal. En théorie, le fraudeur peut encourir «une peine privative de liberté de 3 ans au plus ou une peine pécuniaire». Mais, dans la pratique, rares sont les cas à avoir fini devant la justice. «Jusque-là, je ne me suis jamais fait pincer. J’y pense souvent, mais je fais toujours attention», confie Didier* (32 ans). S’il a déjà visité la plupart des «spots» connus en Suisse romande, c’est à l’étranger qu’il essaie de se rendre le plus généralement. Là où, selon lui, les contrôles sont moins fréquents. Sans compter que, comme tout explorateur urbain qui se respecte, il ne touche à rien, ne casse rien, ne vole rien et ne pénètre que dans les lieux libres d’accès, sans forcer de porte ni casser de fenêtre.
Du côté de la police cantonale vaudoise, si le phénomène est connu, les interventions restent exceptionnelles. «On intervient seulement lorsqu’un cas nous est signalé. Et si les fraudeurs sont encore sur place au moment du contrôle, on procède alors à leur identification, voire appréhension selon les cas», indique sa porte-parole, Florence Maillard. Mais c’est ensuite au propriétaire de décider s’il entend donner une suite pénale ou non: «Il décidera s’il souhaite déposer une plainte pour violation de domicile, voire éventuellement dommage à la propriété ou vol selon les cas», détaille-t-elle. C’est justement ce qui est arrivé à Tim (27 ans) l’été dernier. «Le propriétaire, qui ne vivait pas très loin de la villa que nous explorions, dans le canton de Fribourg, a aperçu le faisceau de nos lampes de poche et a appelé la police», raconte le jeune Vaudois. La suite? Une plainte du propriétaire pour violation de domicile qui a débouché sur une amende de plusieurs centaines de francs, 200 heures de travaux d’intérêt général avec sursis pendant deux ans. Sans compter une trace de sa condamnation dans son casier judiciaire.
Art. 186 du Code pénal suisse:
Celui qui, d’une manière illicite et contre la volonté de l’ayant droit, aura pénétré dans une maison, dans une habitation, dans un local fermé faisant partie d’une maison, dans un espace, cour ou jardin clos et attenant à une maison, ou dans un chantier, ou y sera demeuré au mépris de l’injonction de sortir à lui adressée par un ayant droit sera, sur plainte, puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.