Exposition en ValaisÀ Mase, on écrit des îles
Jeunes migrants et villageois ont partagé une aventure épistolaire et humaine inédite. Artistique, elle se lit aussi en images dans les collages tatoués sur les façades.

Quoi… une lettre? L’écrire à la main? S’adresser à un cher ami, un cher proche ou même à une chère chimère: on se croirait fossilisé dans un temps que les générations geek et autres pianoteurs fous d’émoticônes n’ont pas connu. Mais arrivé à Mase (VS) après la route qui se dessine depuis Sion telle une coulée d’encre imbibant la feuille de papier – un signe prémonitoire? – on entre dans ce temps qui ralentit le brouhaha de la planète, ce temps qui en laisse pour l’écrit qui reste, qui raconte un monde de sensibilités, le questionne, témoigne ou… le répare.
Dans le village valaisan, une fois digéré l’anachronisme architectural qui fait de l’église une drôle de joufflue, et croisé le chat qui ignore crânement les nouveaux venus, ces appels à l’écriture se manifestent partout. Depuis que Manuella Maury a fait de son lieu de vie, celui de la correspondance et du Festival Lettres de soie. Elle aussi, effrénée dans son désir de soigner et de susciter la trace écrite d’un échange entre les êtres, est omniprésente. Un mot pour chacun. Des projets à foison.

Les lettres, la journaliste radio-télé le sait, elle l’a vécu, ont aussi ce pouvoir de modifier les choses. Alors… lorsque son festival change de rythme pour devenir biennal, une autre idée naît, histoire de ne laisser aucune page blanche! Ainsi Mase, perchoir à 1345 mètres d’altitude, accueillera un artiste en résidence. Mais cette année… pour la première, l’enthousiasme ne s’embarrassant pas de petite comptabilité, ils étaient trois autour de l’invité François Burland.
Un travail en bande
Le Vaudois travaille son art en bande et, depuis de longues années, dans le partage d’expériences avec de jeunes migrants arrivés seuls en Suisse. Parfois ils sont les témoins, parfois les mains qui apprennent les gestes du graveur ou parfois encore les acteurs de son univers de bricoles fantastiques qui vont au choc avec les désordres du monde, ses injustices, ses incohérences et ses silences coupables. Une énergie critique qui ne s’interdit ni le jubilatoire, ni le rêve, ni l’étrange. À Mase, comme dans l’exposition «Checkpoint» montée en 2021 à la Ferme des Tilleuls à Renens (VD) ou dans le documentaire de 2019 «Seuls ensemble», l’homme libre pousse les portes de l’intime, quand bien même elles sont blindées.
«Les réponses réparent, ajoute Audrey Cavelius, ce n’est pas moi qui le dis, mais eux!»
Avec lui, Audrey Cavelius (artiste transdisciplinaire), Myriam Schüssler (dessinatrice), Christophe Gonet (compositeur) et une dizaine de jeunes mineurs. D’Afrique. D’Afghanistan. La plus petite avait 2 ans et sa mère pas encore 18. Tous ensemble et avec les montagnards valaisans, ils ont vécu une aventure épistolaire inédite et bouleversante. Audrey Cavelius en vibre encore, emplie de cette force des liens ainsi noués, elle a les frissons communicatifs.
«Les jeunes avaient pour mission d’écrire une lettre à une personne de leur choix et dans leur langue maternelle. Et la plupart ont destiné leurs mots à un membre de leur famille sachant – c’était l’enjeu – que la réponse viendrait de quelqu’un du village.» L’atelier a duré deux jours en avril. Cathartique. Entraînant le groupe de 8 à 80 ans dans ce jeu de rôle. «Les réponses réparent, ajoute Audrey Cavelius, ce n’est pas moi qui le dis, mais eux!»

Des larmes aux sourires
Madhi a écrit sa déclaration d’un amour absolu à sa mère autant que nécessité de retenir par les mots le peu de temps passé à ses côtés, en déliant ses larmes. Les nôtres suivent. On imagine celles de Manuella Maury entrée dans le rôle de la mère pour répondre «en souriant, tu feras peur à la tristesse». L’autre jour, quand on a croisé Mahdi arrivé par surprise à Mase: il a beaucoup souri!
Luciana, elle, a questionné les esprits sur leurs mauvaises intentions. Dans la correspondance retour, Brigitte Duvillard, conservatrice du Musée Rainer Maria Rilke, a fait le lien entre les cultures pour l’inciter à libérer son esprit et écouter son âme. Il y a encore Samiya à la recherche de sa meilleure amie, Ariam, écrivant sa peine à sa chienne morte après son départ et l’encre accablante déversée par Grace sur sa mère qui l’a abandonnée. Flavia, qui répare les toits du village, lui a répondu avouant qu’elle aussi «était une mauvaise mère».
«C’est comme si les lettres venues en retour leur avaient permis de passer à autre chose: un vrai moment de grâce!»
Dans l’exercice, chacun a déposé des mots sur une douleur, sans tabous ni limite aux rêves et… ces mots ont comblé des vides en rappelant ce pouvoir du temps de l’écrit qui reste. Qui incarne les émotions et épaissit l’existence. Alors quand François Burland glisse que jamais il n’avait vécu d’aventures artistiques aussi puissantes, sa longue expérience ancre encore davantage cette intensité. «C’est comme si les lettres venues en retour leur avaient permis de passer à autre chose: un vrai moment de grâce!»
Mises en musique par Christophe Gonet, ces pages se déclinent aussi dans une version imagée par les épistoliers. Des collages d’images fantastiques, botaniques, bestiales, folkloriques qui créent l’extra-ordinaire et cartographient les méandres de l’intime plus qu’ils ne les illustrent. François Burland parle d’îles personnelles. À Mase, épique, l’archipel habille pour l’été plusieurs façades du village. Comme des tatouages sur la peau, comme des trajectoires arrivées à domicile…
Mase (VS),
Lettres de l’île flottante.
Balade libre dès le 2 juillet
(si possible prendre son casque audio)
www.lettresdesoie.com
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