Lionel Shriver déstabiliseAprès 80 ans, votre ticket n’est plus valable
Que faire des vieux? La romancière américaine persiste à gratter là où la société fait mal. C’est «À prendre ou à laisser».

Rester ou partir, les bobos Kay et Cyril ont posé l’équation après le décès lent et douloureux d’un de leurs parents. Ni riches ni pauvres, alors à la cinquantaine, elle infirmière en voie de reconversion dans la décoration d’intérieur, lui chef de clinique, les Londoniens ont fini par trancher. Et de passer un contrat scellé dans une petite boîte noire sur la clayette du haut dans leur frigo: le jour du 80e anniversaire de Kay, les amants fatigués prendront les barbituriques et s’expédieront dans l’au-delà. De cet argument banal, la romancière Lionel Shriver tire une puissante démonstration de la déliquescence de la société autant que de la faiblesse humaine.
Le chic avec cette native de Caroline du Nord, c’est un anticonformisme crasse, qui s’amadoue pourtant de tendresse inattendue. L’Américaine – qui, à 15 ans, tourna le dos à son enfance stricte de fille de pasteur presbytérien, se choisit un prénom masculin et fila en Europe – a développé de Dublin à Londres un esprit furieusement indépendant. Ainsi du livre qui la fit connaître en 2006, «Il faut qu’on parle de Kevin», dialogue entre une mère et un fils auteur d’un massacre dans un lycée.

«Cassandre des lettres»
Comme son compatriote Gus Van Sant dans «Elephant», Lionel Shriver ose soulever les carpettes pour voir les bouses cachées dans les salons. Ses livres passionnent autant qu’ils dérangent, poisseux de concepts peu présentables et, pour tout dire, de visions désagréables. La guerrière s’en moque avec bravoure, tant pis si ses prises de position ont pu heurter les Britanniques, quand elle ferrailla pour le Brexit et contre la monarchie, se gaussant au passage des penseurs trop formatés sur la mode, suiveurs de «cancel culture», «wokisme», etc.
De la jalousie au sein du couple à l’obésité galopante, du sport pratiqué en junkie à l’utopie d’une démocratie égalitaire, la «Cassandre des lettres américaines» a toujours préféré risquer de déraper plutôt que de se taire. Ça ne rate pas dans son dernier roman. «À prendre ou à laisser», traduction peu fidèle du sarcasme décoché par le titre original, salut aux Clash et à leur tube, «Should We Stay or Should We Go». À 65 ans, elle dit trouver les foules répugnantes, les avis moutonniers suspects. Mais comme tout le monde, ajoute-t-elle, avoue aussi avoir tendance à croire en ce qui la réconforte. Alors elle installe son banc test du dernier âge.
Avec une lucidité critique cinglante, Lionel Shriver expérimente douze cas de figure découlant du contrat passé entre des époux mûrissants. Au-delà des chaises musicales, l’un cède, l’autre pas, les deux se ratent et autres combinaisons. Dans le tas, quelques vérités émergent. Les raisons de céder à l’euthanasie selon le Dr Cyril ne manquent pas. Statistiques scientifiques à l’appui, l’octogénaire décline à toute allure au niveau physique. Au niveau de la collectivité, cette «épave en sursis» accable d’un poids financier considérable des descendants eux-mêmes vieillissants. Argument fatal, les principaux intéressés n’en ont, la plupart du temps, plus beaucoup à cirer.
S’absenter de soi
Encore heureux, observe alors une Lionel Shriver plus sentimentale que jamais, que la théorie se dérobe souvent face à la pratique. Et voir l’écrivaine se montrer fair-play quand elle plonge son cobaye dans une arène irrésistible, celle du Brexit qui déchire l’Angleterre. Le vieux docteur désabusé, autrefois ardent militant, retrouve soudain l’énergie qui le voyait défiler sous les banderoles, reprend la lecture du «Guardian», boude l’idée de prendre le petit comprimé fatal. Puis à la proclamation du verdict, tout s’écroule. À quoi bon?
C’est d’ailleurs le même doute qui taraude Kay face à la potion. Faut-il mettre les restes de leur dernier repas dans un Tupperware ou laisser la cuisine en pagaille? Une certitude là-dedans, Lionel Shriver reste fidèle à sa vision de l’humanité, ces «Ordinary Decent Criminals» qui refusent, par principe, de s’absenter d’eux-mêmes.

Lionel Shriver
«À prendre ou à laisser»
Éd. Belfond, 284 p.
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