Un classique enfin traduitAu carrefour du blues alors que le diable rode
Quarante ans après sa publication, le livre de Robert Palmer sur la musique du Delta sort en français. Un voyage ethnomusicologique qui n’oublie pas d’être passionnant.

Il ne faut pas confondre Robert Palmer avec Robert Palmer. Le premier était ce crooner anglais pour le moins problématique qui mélangeait rock, soul et reggae dans une soupe FM et mourut en 2003 dans une indifférence polie. Le second était un musicien américain devenu journaliste en 1981 après que le vénérable «New York Times» offrît son premier poste à temps plein pour écrire sur la musique moderne, du jazz au rock en passant évidemment par le blues.
Ça tombe bien, ce Robert Palmer là venait d’écrire une somme sur le sujet, «Deep Blues». Il est mort lui aussi, dans une indifférence coupable que les éditions Allia atténuent en publiant son ouvrage de 444 pages en langue française, presque 40 ans après sa parution américaine. Bien que le meilleur blues mature dans les vieux chaudrons, on ne peut que s’étonner d’un temps de traduction aussi long pour un tel classique. Et se réjouir de son apparition la veille des Fêtes.
Car si chaque genre musical connut ses herméneutes de talent (beaucoup réunis à l’enseigne d’Allia, de Jeff Chang pour le hip-hop («Can’t Stop Won’t Stop») à Greil Marcus pour le punk («Lipstick Traces») au collectif «Modulations» pour l’electro), la critique fut unanime pour ranger Robert Palmer parmi les plus fins analystes de la musique du Delta, capable de mettre les mots justes sur l’une des formes les plus rugueuses du blues, également l’une de ses racines les plus primitives, liée par-delà le fleuve et l’océan aux rites africains et aux affres de l’esclavage.
«Saxophoniste de formation, Robert Palmer «comprend» et explique la grammaire rythmique étonnante des bluesmen du nord Mississippi.»
Saxophoniste de formation, il «comprend» et explique la grammaire rythmique étonnante, bien plus subtile qu’il ne paraît, des bluesmen du nord Mississippi réinventant au début du XXe siècle, à la voix et à la guitare, les mantras des chants tribaux (une explication à la répétition des deux premiers vers dans le style rural), les litanies hypnotiques du travail au champ, le gospel et les chansons en vogue dans les «juke joints», ces cabanes à danser et à boire où les pionniers devaient frapper leur guitare et pousser leurs voix pour survoler le brouhaha du samedi soir.
Du Delta à Chicago
Palmer raconte aussi ce blues-là par ceux qui l’ont vécu. En 1981, il lui est encore possible de rencontrer quelques-uns de ces vétérans devenus les modèles d’une génération de rockers talentueux et millionnaires, tels les Rolling Stones, ainsi nommés en hommage à la chanson de Muddy Waters (1913-1983).
Ce dernier fait pour l’auteur figure de référence indépassable, qui grandit dans une plantation du Mississippi et, comme tant de ses pairs, «monta à Chicago» pour fuir la misère et, incidemment, y développer l’école de blues électrique. Il en est la première figure «pop», dans le sens que son œuvre issue d’un groupe ethnique marginalisé sera utilisée comme martingale par les grandes maisons de disques puis adaptée et popularisée par des musiciens anglo-saxons, d’Elvis Presley à Eric Clapton, au profil plus «vendeur» auprès des populations blanches.
Pour les musiciens des années 1960, le blues du Delta a alors ceci d’excitant qu’il flirte volontiers avec l’imagerie vaudoue et le soufre du diable, dont le rock fera son beurre. À ce titre, «Deep Blues» raconte évidemment l’histoire de Robert Johnson, lui aussi jalon essentiel entre les défricheurs du Delta nés dans les plantations (Charley Patton, Son House, Ike Zimmerman) et le développement «moderne» du blues – dont il ne tirera nul avantage, mort à 27 ans d’un empoisonnement au bourbon «épicé» par un rival. Il avait eu le temps d’asseoir sa légende sur son soi-disant pacte faustien, un soir de pleine lune à un carrefour, avec le diable qui lui réclama son âme contre virtuosité et gloire. Ce livre en perpétue les étincelles.
«Deep Blues», Robert Palmer, Éd. Allia (444 p.)
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