Rue de LyonAu Refettorio, la cuisine avec le cœur et les tripes
Le repas payant de midi finance celui du soir pour les précaires. Un univers unique, engagé et savoureux.

On sort du Refettorio forcément désarçonné. Ce n’est pas la neige épaisse qui tombe un soir d’avril. C’est autre chose, la sobriété et l’élégance du lieu, sa cuisine, ses gens. Comme si les références s’étaient brouillées à la faveur d’un concept radical, celui consistant à servir des repas payants à midi qui financent exactement les mêmes repas mais servis gratuitement aux personnes dans la précarité quelques heures plus tard.
Le soir de notre visite à la rue de Lyon, ils sont une trentaine pour une soupe populaire sans ses codes dégradants. Pas de queue dans la rue, seulement des hommes, des femmes et des enfants qui franchissent la porte du nouvel immeuble artisanal et commercial de la rue de Lyon en tenant dans leurs mains un bon repas remis par une association genevoise.

Ce soir-là, les convives viennent de Carrefour-Rue, de l’Armée du salut ou du sleep-in pour les familles. Ils entrent comme dans n’importe quel restaurant, apprécient le décor, les œuvres d’art au mur et la musique.
Alignés à l’accueil, les serveurs proposent un soda maison. Les tables de six favorisent les échanges. Giovanni, retraité du quartier, est devenu un habitué et veille à toujours avoir quelqu’un face à lui pour lui parler de sa Campanie natale. Au fond, une famille nombreuse arrivée d’Espagne prend place. Les filles font des selfies pendant que le père écoute les conseils de la première heure d’une assistante sociale qui les accompagne.
Chef atypique
Né à Milan, chef autodidacte passé par les cuisines du monde entier, Walter el Nagar s’est arrêté à Genève. Après une série d’expériences parfois conventionnelles, parfois moins (il a notamment distribué des milliers de repas pour les précaires durant la pandémie), le quadra a développé ce projet de restaurant solidaire en s’accrochant à la locomotive lancée par Massimo Bottura, chef italien triplement étoilé. Milan, Paris, Londres, Rio et maintenant Genève: le monde compte déjà une quinzaine d’établissements sous l’égide de l’association Food for Soul.

Chaque ville a ses spécificités, son propre tissu social. «À Genève, il n’y a pas de soupe populaire le soir», fait remarquer Walter el Nagar. C’est pourquoi il a créé la fondation Mater pour porter ce concept unique. À midi, le menu à trois plats est servi au prix de 30 francs. Il finance les mêmes assiettes, le soir, pour lesquelles les convives ne sortent pas un sou.
Seule différence notable: les serveurs de la journée sont des professionnels (ou en formation), quand ceux du soir, hormis les cuisiniers et l’encadrement, opèrent bénévolement. Ces derniers se comptent désormais par centaines et doivent même patienter pour pouvoir servir des repas le temps d’une soirée au Refettorio.

Le soir, une équipe de professionnels encadre des bénévoles pour le service.
Pas d’alcool le soir
Si l’établissement tient à ne faire aucune distinction entre deux catégories de clients, le programme est nécessairement plus cadré le soir. Le repas débute à 18 heures tapantes et les retardataires auront de fortes chances de trouver les portes closes. Pour débuter la dégustation, du pain pétri dans le quartier sur lequel on verse un filet d’huile de colza de la région. Deux menus au choix, végétarien ou omnivore. Les assiettes quittent alors la cuisine ouverte. La devise des lieux est gravée au fond du plat: Good food for all (ndlr: de la bonne nourriture pour tous).

L’un des trente convives du soir tente sa chance avec le serveur: «Hé mec, t’as pas un p’tit verre de rosé?» Non, le Refettorio ne sert pas d’alcool le soir. Giovanni, le retraité napolitain tique en goûtant l’huile de colza. «C’est pas l’huile de Campanie!» Éclats de rire collectifs.
Hyperlocal, antigaspi
Dans les plats du Refettorio, une approche résolument hyperlocale et une notion d’antigaspi poussée aussi loin qu’elle peut l’être. Le soir de notre visite, le menu végétarien déroule des pleurotes avec une émulsion de cresson et des tagliatelles sauce radicchio, café et noisettes. Côté omnivore, sot-l’y-laisse et purée de céleri-rave en entrée, suivis de ravioli de betterave farcis à la perche recouverts d’une sauce à l’ail des ours. Côté dessert, le niveau ne flanche pas: cake au pavot, baies fermentées et sorbets fruits rouges pour les uns; pommes sèches, mousse pomme et glace au chèvre pour les autres.
«Nous n’avons pas attendu l’argent pour ouvrir ce lieu.»
Il n’y a pas que les assiettes qui claquent. Sobre mais grande et gracieuse, la salle a son coût. «Dix mille francs de loyer», révèle Jimmy Thiébaud, vice-directeur de la Fondation Mater. Sa mission à lui: chercher l’argent pour un projet dont les coûts de fonctionnement se montent à 1,3 million par an.

Pour parvenir à ouvrir le Refettorio, beaucoup – architectes, cuisinistes, artistes… – ont retroussé leurs manches, fait preuve de générosité et de disponibilité. «Nous n’avons pas attendu l’argent pour ouvrir ce lieu, explique le trader converti à la collecte de fonds. À l’avenir, il faudra réduire notre dépendance au bénévolat.»
Pour cela, le réfectoire mise sur des événements ponctuels, entre invitation de chefs prestigieux, parrainage de tables et soirées privatives (une par mois). «Les donateurs sont toujours les bienvenus», sourit Jimmy Thiébaud. Le message est passé.

Des tables à occuper
Voici désormais trois mois que Walter el Nagar a coupé le ruban du Refettorio. «Le bilan est excellent!» lance-t-il en souhaitant néanmoins des échanges plus fluides avec les associations et une véritable reconnaissance de la Ville de Genève. Car le Refettorio peut accueillir et nourrir plus de monde. Les 80 places à disposition sont loin d’être prises chaque soir. Et pour le chef el Nagar, «chaque table vide est une occasion perdue».
www.refettoriogeneva.org (ouvert au public uniquement à midi)
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