Littérature à l’écouteCarla Demierre: «En quête de voix, il faut tendre l’oreille»
Selon l’expression consacrée, la Genevoise entend des voix dans «Qui est là?» recueil de nouvelles où spirites et archéologues explorent des enregistrements où s’entendent des paroles enfouies. Interview.

C’est un petit livre intrigant que Carla Demierre offre à la curiosité des lecteurs un peu aventureux avec son recueil de nouvelles «Qui est là?» paru aux Éditions art&fiction. Professeur d’arts visuels à la HEAD de Genève, elle conçoit l’écriture dans des possibles plus larges, plus ouverts, que ceux que lui assigne la tradition classique. Ses derniers récits – fascinés par la thématique des voix enregistrées – en témoignent, multipliant les incartades hors des champs de la narration trop bien balisée. Expérimentales sans être inaccessibles, ses variations entraînent dans les mystères des ondes sonores avec une attention particulière pour les expériences spirites qui ont accompagné les développements techniques de la fin du XIXe siècle et du début XXe.
D’où vient cette attention aux voix enregistrées?
Au départ, il y a chez moi un tropisme phonique. Mon attention au monde passe par les oreilles. Je suis sensible aux voix, elles caractérisent les gens, leur donnent une forme, les mettent en relation. Je me suis intéressée pendant quelques années à l’histoire des techniques d’enregistrement des voix et j’ai découvert que cette histoire était liée à des pratiques spirites, à l’idée d’une vie après la mort et à la possibilité de communiquer avec ces «fantômes». Ce développement s’est fait parallèlement à celui de la psychanalyse. Avec cet autre monde invisible, on touche aux limites de l’individu, à la définition de l’inconscient. Enregistrée, la voix des vivants devient aussi fantomatique, par anticipation… L’enregistrement d’une voix me paraît plus complexe que la photo d’une personne, car il se présente comme un morceau de présent perpétuel.
Le spiritisme est en effet très présent dans vos nouvelles. Pourquoi?
Je n’invente rien. Ma méthode de travail relève de la recherche documentaire: je fouille, j’accumule des détails et des anecdotes qui m’intéressent. Le personnage de Friedrich Jürgenson, qui a donné son nom à une fréquence hertzienne qui permettrait de communiquer avec les fantômes, existe. Tout comme la médium Hélène Smith, de Genève, que j’ai découverte dans l’ouvrage «Des Indes à la planète Mars», du psychologue Théodore Flournoy – il y a d’ailleurs eu une tentative d’enregistrer Hélène Smith, mais ça n’a pas marché! La fiction permet ensuite de spéculer, d’imaginer ce qui aurait pu se passer. À chaque fois, je suis partie d’un tout petit document. «Le conférencier sans langue», je l’ai vu mentionné en passant dans un livre sur l’histoire du son. En quête de voix, il faut tendre l’oreille…
Le genre de la nouvelle vous permet-il d’emprunter des formes littéraires très variées?
Oui, l’idée d’enregistrement sert de principe d’écriture. Enregistrer une histoire, c’est la raconter de nouveau, ce n’est pas la recopier mais la transposer. J’aime que la langue soit dans l’imitation, que l’écriture épouse la forme de ce qu’elle raconte. Par moments, l’époque évoquée sert d’imprégnation, à travers des documents, des journaux qui fournissent un certain vocabulaire. Il y a des formes classiques et, à côté, des formes plus expérimentales, inclassables, proches de la pièce de théâtre, du script radiophonique, du poème, de la SF ou du prospectus. Cette idée d’une mutation des genres littéraires d’un texte à l’autre raconte aussi quelque chose.
Souvent, l’incertitude règne. C’est au lecteur de se décider?
Mon but n’était pas de déterminer si les fantômes existent ou non, même si cette question – y a-t-il la subsistance de quelque chose ou de quelqu’un? – traverse tous les récits. On ne comprend pas tout, il y a du flou, mais c’est aussi une expérience de lecture que je cherche à créer dans mes textes. Je veux susciter une lecture active avec un peu de difficultés. Ça réveille!
«Mon attention au monde passe par les oreilles.»
Sans être abscons, vos récits s’éloignent volontiers des conventions. Facile à faire éditer?
Ce n’est pas évident, mais il y a quelques petites maisons d’édition ou des revues, comme «L’Ours Blanc», qui soutiennent la littérature expérimentale ou la poésie en Suisse romande. Il faut être modeste dans sa production, mais on ne peut pas se contenter d’une seule idée littéraire. L’économie du livre est très simple, malgré ses caractéristiques culturelles fétichisées: il faut de la langue, du papier, de l’encre et on peut créer des objets complexes. Là où la littérature commerciale exploite ce potentiel, la littérature expérimentale s’émancipe de plus en plus du livre et trouve de nouveaux moyens de diffusion: la lecture en direct, la radio, la performance, les affiches de rue…
«Qui est là?» Carla Demierre, Éd. art&fiction, 152 p.
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