Grand entretienCharlotte Rampling, la voie intérieure
En marge de «Shakespeare/Bach» qu’elle vient de donner à Genève avec la violoncelliste Sonia Wieder-Atherton, la légendaire actrice nous parle d’elle à travers les choix qui la révèlent. En bon franglais, la langue qui sied le mieux à cette ennemie de la frontière.

Elle est fluide, Charlotte. Vous la croyez ici, elle surgit ailleurs, un petit feu follet. Elle ne manque pas de cohérence, ça non. Seulement qu’elle tient son gouvernail bien enfoui, et que celui-ci n’esquive pas l’intersection. Regardez-la dans ses ambivalences, avec sa coupe courte et sa silhouette fluette, sa voix sépulcrale mais veloutée, son regard perçant sous l’oreiller chagrin, son allure classe qui tranche avec la coolitude de ses façons. Au rendez-vous matinal, la chemise blanche boutonnée sous un pull sans chichi suggère que l’icône ne trie pas forcément son linge sale par couleurs: elle est libre, Charlotte.
«L’idée d’une Europe unie est magnifique. But can it possibly really work – cela peut-il vraiment marcher?»
Pour la troisième fois, elle vient à Genève délivrer des vers en musique. Après ceux du Grec Cavafy en 2009, ceux de Sylvia Plath en 2013, elle a récité jeudi les «Sonnets» de Shakespeare à l’invitation de l’association Musika. On l’attrape pour un café, en savourant le privilège.

Vous préférez ne pas vous exprimer en votre nom propre, mais à travers vos choix…
C’est une approche qui me plaît, comme tout ce qui passe par la voix. Elle facilite le rapport du public aux vers, parfois difficiles à saisir si on les lit sur la page, sans s’immerger dans la musique vocale et instrumentale. Je veux accompagner les gens dans leur rencontre avec la poésie, as if I was talking to them in the language of poets (comme si je leur parlais dans la langue des poètes).
Devenir actrice n’a pas été un véritable choix. Dans les années 60, à Londres, le monde s’ouvrait. J’étais dans le coup, on m’a repérée et donné un petit rôle dans un film. De fil en aiguille, on m’a trouvé un certain talent, j’aimais cette vie, j’ai décidé de continuer, mais sans faire une école de théâtre. Le cinéma me paraissait plus in touch with people – mieux en contact avec les gens. Il donnait un accès direct aux émotions, il était plus moderne et me correspondait mieux. À force de voir ma légitimité d’actrice questionnée parce que je n’avais pas fait de théâtre, j’ai eu peu à peu envie de leur montrer. Ce que j’ai fait, dans les années 2000, en enchaînant trois pièces à la suite. Je m’en suis bien sortie, mais ce n’était pas mon chemin. Restait Shakespeare. J’adore ses pièces, que je n’ai pas envie de jouer sur scène. Je saurais faire la tragédienne, mais c’est une partie de moi qui m’intéresse moins. Mon cheminement m’a amenée à opter pour ses «Sonnets». Il me faut suivre ma voie personnelle dans tout.
Non, je ne sais pas ce que je préfère dans n’importe quelle catégorie au monde. J’ai essayé de rassembler les poèmes qui me parlent le plus profondément. Ceux qui correspondent à ma vibration personnelle, et à celle de Sonia.
Oui, car le moi trace un chemin très solitaire tout au long de la vie. L’art révèle l’artiste. Ressemble-t-il pour autant à son œuvre? Rien n’est moins sûr.
Vous venez aussi de sortir un 6e disque de chansons.
Dans ma jeunesse, comme tout le monde, j’ai eu un rapport très fort à la musique. Pendant les années 60, une pléthore de groupes magnifiques expérimentaient la pop – les Stones, les Beatles, mais aussi Pink Floyd, les Who, The Kinks… J’avais été éduquée avec les comédies musicales, que ma mère adorait. Je connaissais toutes les paroles de «My Fair Lady» ou «Carousel». J’aurais pu faire une carrière de chanteuse, I had a very good voice, very good timing, mais je n’y ai jamais songé. On m’a fait quelques invitations sur le tard, Jean-Pierre Stora et Michel Rivgauche d’abord, puis maintenant Léonard Lasry, qui a envoyé un disque à mon agent pour que je parle sur une chanson. Ça m’a plu, si bien qu’on a poursuivi sur le disque entier. Comme un geste.

Britannique vivant en France, quel regard portez-vous sur l’Europe et le Brexit?
Vaste question. L’idée d’une Europe unie était magnifique. But can it possibly really work – cela peut-il vraiment marcher? Ses 27 membres sont très nationalistes, les identités sont très marquées. Le Brexit ne m’étonne pas. Les classes moyennes et populaires n’ont plus voulu de cet idéal. Il ne marche pas pour eux. Seuls les puissants croient avancer vers un monde meilleur. Si je me sens personnellement européenne, c’est en tant que privilégiée, pas connectée au real world.

Vous semblez féministe par nature plus que par conviction…
Queer? C’est vrai que je refuse les catégories. Mais le mot «queer» est celui que mon père utilisait pour désigner les homosexuels. Je ne savais pas qu’il avait été réhabilité. Privilégier le flou me correspond en tout cas: je n’ai jamais voulu rester où j’appartenais. Dans le temps, j’aimais la pudeur associée à ceux qu’on appelait «queer». Puis est venu le coming out, et le more coming out, et le coming right out. Étant hétéro, je n’avais pas à sortir d’un placard, mais ça m’a intéressée de suivre comment les gens dealent with this particular truc, et je me souviens que… Mais je m’arrête là. L’absence de frontière, j’en rêve. Est-elle possible?
Oui, on peut dire cela. J’ai pu développer une force intérieure qui m’a toujours guidée. Je sais où je me situe, même face à une situation difficile. J’ai refusé une certaine forme de domination – pas dans toutes les sphères de ma vie sans doute, il faut qu’on revoie un peu tout ça. Ma génération a quand même expérimenté pas mal de choses. Quand je me suis vue à l’écran dans «Georgy Girl» en 1966, dans ce rôle de fille révoltée, je me suis dit, putain, si je peux jouer ça, c’est que c’est moi. À partir de là, je n’avais pas à cacher cet aspect fort de ma personnalité.
«Je refuse de m’inquiéter, c’est pour ça que je suis un peu un monstre.»
Vivons-nous une époque décadente?
Je ne sais pas si c’est bien ou pas, mais c’est décadent, oui. Il y a tellement de raisons de s’inquiéter. Mais les choses sont ce qu’elles sont: je m’y confronte avec une ouverture d’esprit absolue. Ma mère me répétait sans cesse: «I’m so worried about you!» (je m’inquiète tant pour toi). Une fois, je me suis fâchée, je lui ai demandé d’arrêter. Elle m’a répondu qu’arrêter de s’inquiéter reviendrait à arrêter de m’aimer. J’ai tenu bon: «Ton inquiétude me rend faible.» Je refuse donc de m’inquiéter, même pour mes fils, c’est pour ça que je suis un peu un monstre.
«L’important, c’est de suivre son chemin. Évoluer. Monter les marches. Je dois à mon âge de m’avoir permis de le faire.»
Ce dimanche, vous aurez 77 ans. Quel effet vous fait ce chiffre?
La beauté joue, bien sûr. La caméra a besoin de jeunesse, de photogénie, de magnétisme. Mais la clé du succès, je la dois au fait d’être restée moi-même. On ne sait pas qui est ce moi, un fond intérieur, inaliénable. J’ai toujours eu peur que si je lâchais cette chose innommable, je me perdrais. M’accrocher à cette sorte de foi, d’exigence, m’a sauvée. Et a généré une solidité sous les dehors de la jolie Charlotte. Maintenant, c’est formidable de vieillir, une cerise sur le petit gâteau! Quand je rencontre des jeunes, je peux rentrer dans leur jeunesse.
Je prends conscience de mes anniversaires à chaque décennie. I’m in my forties, my fifties. Là, je n’ai pas encore quatre-vingts ans! Septante-sept, c’est l’âge que j’ai, rien à ajouter. Au long de ma vie très remplie, j’ai fait ce que j’ai pu avec ce que j’ai. Y compris mes défauts – ces combats intérieurs qui m’ont construite. L’important, c’est de suivre son chemin. Évoluer. Monter les marches. Je dois à mon âge de m’avoir permis de le faire.
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