Les ventes ne pétillent plusCrise historique dans le monde du champagne
L’impact du Covid-19 est bien plus fort que la crise financière de 2008.

Un millésime unique. 2020 s’annonce comme l’année de tous les records en Champagne. Pour le meilleur, mais surtout pour le pire. Les vendanges ont débuté lundi 17 août dans plusieurs communes de l’Aube: c’est le démarrage le plus précoce de l’histoire du vignoble, battant le précédent record du 19 août 2011.
Mieux, la récolte s’annonce d’une qualité exceptionnelle. De quoi envisager des cuvées millésimées, pas si fréquentes dans la région, où l’immense majorité des bouteilles sont des assemblages de plusieurs vendanges, ce qui garantit aux marques de proposer des vins au goût similaire. Les cuvées millésimées sont gardées en cave plus longtemps et vendues plus cher; elles illustrent la volonté des vignerons et des négociants, réunis au sein du Comité Champagne, de mieux valoriser leur production.
L’enthousiasme ne parvient pas à masquer le malaise des professionnels du secteur. Fleuron du vignoble français, la Champagne, un des plus grands contributeurs au commerce extérieur, traverse une crise sans précédent: le Covid-19, avec son lot de mesures de confinement, fermetures de restaurants, bars et boîtes de nuit, a fait s’écrouler les ventes.
Effondrement brutal
LVMH, leader mondial du secteur (Moët&Chandon, Krug, Dom Pérignon, Veuve Clicquot…), a vu ses ventes baisser de 30% au premier semestre. Un recul similaire à ceux de Lanson-BCC et Vranken Pommery, deux négociants cotés en Bourse. Sur l’année, les ventes risquent de tomber, selon les prévisions les plus pessimistes, sous la barre des 200 millions de bouteilles, contre 297 millions en 2019.
Cet effondrement brutal fragilise l’équilibre en place depuis des générations entre les acteurs du secteur: d’un côté, les 16’100 vignerons locaux, de l’autre les 360 maisons de champagne. Ces dernières ne possèdent que 10% des 33’821 hectares de l’appellation et achètent l’essentiel de leurs raisins aux vignerons (6,20 à 7,20 euros le kilo).
En fait, la qualité des grappes de chardonnay, pinot noir et pinot meunier est la seule bonne nouvelle de l’année pour les Champenois. Car ils ne pourront pas en profiter pleinement: au terme de mois de négociations tendues, le Comité Champagne a décidé que les propriétaires de vignes ne pourront commercialiser que 8000 kg de raisins par hectare. Le reste devra être coupé… et pourrir au pied des vignes. Cela correspond à la fabrication de 230 millions de bouteilles, soit 20% de moins que l’an passé.
«Il est très probable que cette crise produira des effets sur la Champagne pendant plusieurs années»
Pire, le paiement des raisins n’est garanti que pour 7000 kg par hectare. Si les ventes ne dépassent pas les 200 millions de bouteilles cette année, le solde de la vendange 2020 ne sera réglé que fin 2021. Les vignerons risquent donc de voir leurs revenus amputés de 30%. Et certains craignent pour l’avenir de leur exploitation.
Si le Comité Champagne s’est résolu à une telle décision, c’est que les perspectives du marché s’annoncent catastrophiques. Fin mai, l’interprofession disait s’attendre à expédier 100 millions de bouteilles de moins qu’en 2019, où 297,5 millions de flacons avaient été vendus. Le chiffre d’affaires baisserait à 3,35 milliards d’euros, 34% de moins que le record historique de 2009 (5,05 milliards).
«Il est très probable que cette crise produira des effets sur la Champagne pendant plusieurs années», expliquait alors le Comité Champagne. «Cette situation exige que des mesures exceptionnelles soient adoptées pour préserver le tissu économique et protéger la valeur du nom champagne, en évitant l’effondrement des prix de vente, qui conduirait à une détérioration de l’image de l’appellation.»
Le niveau de 1985
L’impact du Covid-19 sur le marché du champagne est bien plus fort que la crise financière de 2008. Après un record historique l’année précédente (338 millions de bouteilles), les ventes avaient reculé de 5% en 2008, puis de 9% en 2009, à 295 millions de bouteilles. En plongeant sous les 200 millions, la Champagne se retrouverait à son niveau de… 1985.
Avec des prévisions si pessimistes et sans perspectives sur la date et l’ampleur de la reprise du marché, les négociants ont la hantise de voir leurs stocks grossir. Or, ils étaient déjà élevés (1,4 milliard de bouteilles) fin juillet 2019. «Idéalement, le stock du secteur doit être compris entre 3,7 et 4 ans de vente», explique un acteur. «Là, le surstock est d’une année d’activité, en tenant compte des ventes de 2019.»
En Champagne, certains accusent les négociants d’avoir noirci les perspectives. «40% des ventes annuelles se font entre septembre et décembre», explique un vigneron. «Il est impossible de prédire l’avenir.» C’est pour avoir plus de visibilité que la décision sur le rendement, prévue le 22 juillet, a été décalée le plus tard possible. Le patron d’un négociant le reconnaît: «Savoir si l’on terminera l’année à 195 ou 230 millions d’euros de bouteilles, personne n’en sait trop rien. Prendre la décision de rendement pour ces vendanges est d’autant plus difficile qu’il faut aussi anticiper ce que sera le marché en 2021, 2022 et 2023. La vendange qui démarre ne sera commercialisée que dans deux, voire trois ans.»
Preuve de l’ampleur de la crise, le débat sur le rendement de la vendange a entraîné un schisme chez les viticulteurs. Fin juin, le syndicat des vignerons indépendants de Champagne, regroupant 400 récoltants-manipulants (qui élaborent du champagne avec le raisin de leur vignoble, pour 15 millions de bouteilles par an), a quitté le SGV. «Les seuils de rupture ne sont pas les mêmes pour ceux qui vendent leurs raisins et ceux qui vivent de leur marque», explique Yves Couvreur, leur président. «9000 kilos à l’hectare, c’est le seuil sous lequel on ne doit pas passer.»
Promos en grandes surfaces
Il proposait «d’en finir pour les deux ou trois années de crise» avec le rendement unique pour tous les vignerons. «Nous sommes une variable d’ajustement, alors que nous sommes des pionniers dans la haute valeur environnementale, les circuits courts et les valeurs artisanales», ajoute Yves Couvreur. Les vignerons indépendants ont tout de même obtenu le droit d’utiliser l’intégralité des 8000 kg par hectare dès cette année.
L’interprofession a donc veillé à ne pas trop fragiliser ni les vignerons ni les négociants. Sa hantise? Que les plus mal en point, dans chaque catégorie, ne soient tentés, pour faire rentrer de l’argent frais, de céder à prix cassé des bouteilles qui alimenteront les promotions dont sont friandes les grandes surfaces. Ce serait contraire à la stratégie de l’interprofession de lutter contre cette guerre des prix nuisible à l’image du champagne. Au Comité Champagne, on regrette que le gouvernement ait refusé sa demande d’augmenter les contrôles dans les rayons pour veiller à l’application de la loi encadrant les promos.
La crise que traverse la Champagne, la pire de son histoire, pourrait remettre en cause bien des habitudes. La chute des ventes est bien plus forte que celle observée sur les spiritueux et les vins tranquilles (en particulier le rosé). «On s’attend à être la boisson viticole la plus touchée par la crise», résume Jean-Marie Barillère, en regrettant que les acteurs de la Champagne, à l’inverse de ceux d’autres vignobles, n’aient bénéficié d’aucune aide gouvernementale.
La très forte chute des ventes de champagne pourrait inciter les marques à revoir leur stratégie marketing. «Depuis toujours, les maisons ont beaucoup insisté sur la fête dans leur communication», confie l’un des principaux dirigeants du secteur. «Peut-être devons-nous réfléchir à d’autres arguments, à commencer par la mise en avant de la qualité de nos produits.»
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