Hélène cause de la guerre de Troie, «La belle Hélène», «Hélène et les garçons»: on n’a cessé de tracer, mais aussi de créer des rapports de filiation entre manifestations culturelles de l’Antiquité gréco-romaine et culture moderne. Ne serait-ce que pour la langue qui est encore la nôtre, ces liens sont avérés, avec le latin assurément, mais aussi avec le grec, quoi qu’on en pense du côté du Département de la formation, de la jeunesse et de la culture (DFJC), qui souhaite supprimer le cours de culture antique de l’École de culture générale.
Il y a une autre raison de ne pas couper nos rapports créatifs avec la culture antique. En tant que culture distante, différente, en particulier la Grèce classique nous invite à porter un regard critique sur la modernité, par exemple sur les défis auxquels nous confrontent nos usages invétérés des techniques et des technologies.
«Détenteur d’un savoir industrieux pour l’art technique, l’homme prend tantôt le chemin du mal, tantôt celui du bien.»
Relisons le chant qui marque le début de l’«Antigone» de Sophocle. Formé de vieillards de Thèbes, le chœur évoque les arts techniques qui permettent à l’homme de survivre en dépit de sa fragile condition de mortel. Ce sont tour à tour la navigation invitant l’homme à traverser la mer porté par le vent, la chasse et la pêche pour capturer oiseaux et poissons, l’agriculture avec la charrue qui lui permet de labourer la terre, «la plus puissante des déesses, l’indestructible, l’infatigable». Telles la domestication par le joug, la construction d’abris ou la médecine pour échapper aux maladies, ces pratiques reviennent à l’usage de «moyens ingénieux» (des mekhanaí, vers 349). Et le groupe choral de conclure: «Détenteur d’un savoir industrieux pour l’art technique (tékhne, vers 365), l’homme prend tantôt le chemin du mal, tantôt celui du bien.»
Ainsi à l’égard d’un environnement qu’à partir de Descartes nous avons objectivé en un ensemble de ressources «naturelles», à exploiter par nos techniques, l’exercice de ce savoir pratique a une double issue: il peut conduire au bien si les lois du pays et la justice des dieux sont respectées, mais il invite au mal si l’audace l’emporte. L’homme de húpsipolis peut devenir ápolis: au sommet de sa cité, il peut en être exclu. Quels qu’en soient les modes de réalisation, la pratique de nos arts techniques s’inscrit dans le contexte social de la communauté civique.
Une observation toujours valable
L’avertissement pourrait être adressé à celles et ceux qui continuent à tirer de larges profits du système économique qui, en particulier pour l’Europe, a signifié le passage dans l’anthropocène. Ainsi dénomme-t-on ce nouvel âge géologique et écologique où l’impact des pratiques techniques de l’homme sur son environnement est devenu destructeur; et cela par un usage de nos savoirs pratiques fondé sur l’extractivisme et le productivisme, dans la perspective d’une croissance économique évaluée en termes purement financiers.
Le DFJC craindrait-il que, par la confrontation avec la réflexion antique sur les relations entre l’homme et son environnement, ce modèle destructeur d’exploitation de la «nature» soit remis en cause? Quoi qu’il en soit, la revendication de justice climatique portée par les jeunes de la modernité contestataire doit s’accompagner de la justice politique et sociale dont le chœur de vieillards de l’«Antigone» se fait l’avocat.
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L’invité – Culture antique, de «La belle Hélène» à la Grève pour le climat
Claude Calame regrette que les gymnasiens de l’École de culture générale n’aient plus accès à des cours dédiés à la Grèce et à la Rome antiques.