Chaque fois que je tiens un livre de Daniel de Roulet, j’y vois une manière de rédemption, une façon étrange dont des gens comme lui ont pu sans le vouloir tenter de «sauver l’honneur» helvétique avec la littérature. Car je ressens parfois cruellement ce pays qui n’est pas sûr d’exister, s’imaginant avec le temps que survivre et prospérer ne peut se faire qu’en faisant le mort, ou disons le neutre, pour faire court et actuel. Cela en restant le plus possible à côté des fameux «soubresauts de l’histoire».
Je me souviens d’une conversation avec Daniel, quelque part dans le Jura, où il m’expliquait la manière dont des artistes suisses, la plupart écrivains, mais aussi peintres, journalistes, sculpteurs, voyageurs en tout cas, lui avaient montré une voie, et surtout une espérance, vécue par eux et pour nous, en une Suisse moins à côté des choses et du tonnerre, partis ailleurs qu’ils étaient, vers des gens et des contrées différentes. Se confrontant ainsi au tragique du XIXe et du XXe siècle, ces femmes et ces hommes avaient dit une autre Suisse, une «mondialité» courageuse, indignée, engagée, en colère ou en émerveillement. Bref, en faisant le contraire de la Suisse officielle des livres d’histoire, ils avaient sauvé un peu l’honneur.
Son dernier ouvrage, «Portraits clandestins» (Éditions La Baconnière) consiste en des portraits d’écrivains qui ont compté pour lui. Et j’ai retrouvé des auteures et auteurs qu’il avait évoqués ce jour-là, à commencer par Annemarie Schwarzenbach passant par l’Iran, et à qui il écrit une lettre magnifique, sobre et si sensible, au soir où il marcha sur ses traces. En 23 portraits, passant de Stendhal à Chessex, de Proust paumé à Évian à Agota Kristof remontant ses lunettes, d’Anna Politkovskaïa à Jean-Christophe Bailly, il dit beaucoup de choses sur les écrivains plongés dans la vie et qui deviennent le contraire de l’enfermement, se coltinant l’existence comme matière à façonner et fardeau à alléger.
C’est en courant – il a fait de nombreux marathons – qu’il a commencé à songer à écrire, autrefois. Un jour, il a voulu que je m’y mette aussi, pour une course populaire à Lausanne. On s’est entraînés, enfin: il m’a entraîné quelques semaines, histoire d’éviter le ridicule et le point de côté. Je pense qu’il cherchait aussi à m’ouvrir une porte inédite, pas seulement à sprinter dans les derniers mètres avant l’arrivée. Je n’ai pas persisté tellement, ensuite, mais je devine qu’il m’a montré des secrets en courant ainsi, et chaque fois je le lis, j’y repense comme à un cadeau. J’ai toujours considéré qu’il détestait tout sentimentalisme, Daniel de Roulet, alors que je suis un absolu sentimental. Je crois que tous ses livres disent que nous ne faisons les choses que par amour.
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1000 vies – Daniel de Roulet