Podcast «Covid, les mondes d’après»Derniers Beaux Jours de Magali Bossi
Découvrez le texte du cinquième et dernier épisode de notre podcast de science-fiction.
Un rockingchair qui grince.
De la poussière, dorée dans cette fin d’après-midi. L’herbe qui caresse les pieds nus. L’odeur des fraises – la lavande, le miel.
Et le lent balancement du temps.
«Mais alors, mamie, ça veut dire que tu es très, très… très vieille?»
«C’est une façon de voir les choses, même si ce n’est pas celle que je préfère.»
«Mais… vieille comment?»
Les stridulations des sauterelles. Le vol des martinets qui coupent le vent, sur la frontière de l’horizon.
«Eh bien… c’est difficile à dire – très, très, très vieille, ça, c’est certain.»
«C’est pas une réponse!»
«Alors disons… vieille comme la tortue des Galápagos que tu as vue pendant la visite virtuelle du Muséum?»
«T’es sûre? La tortue, elle avait moins de rides que toi.»
Au loin, la rumeur de la surface, de la ville géante qui poursuit sa course effrénée.
«Laisse mes rides où elles sont. Si tu veux te faire une idée précise… dis-toi que je suis plus vieille que le premier implant bio-numérique. Plus vieille que la 13G… ou même que la 5G, d’ailleurs. Et que quand j’étais petite, tout était très différent. Par exemple, les voitures : elles roulaient avec des énergies fossiles. Il y en avait des électriques, mais c’était rare. Et elles ne volaient pas, bien sûr! On commençait à utiliser la puissance du soleil et du vent… mais on avait toujours des centrales nucléaires. Ou d’autres qui brûlaient du charbon.»
«Ça devait sentir sacrément mauvais!»
«Oui – mais ça n’était pas le plus embêtant. Le pire, c’est qu’on polluait beaucoup. C’est pour ça qu’on a commencé à regarder vers les étoiles… Dans mon enfance, la terraformation de Mars était encore un rêve. Il n’y avait pas de colonies sur Io ou dans les anneaux de Saturne. Notre plancher des vaches, c’était toujours la Terre.»
«C’est quoi… dévach?»
Le soleil vacille un instant – comme si la surface des choses menaçait de se déchirer.
Puis le calme revient. Martinets, soleil et stridulations.
«Des vaches?… Il n’y en avait pas, au Muséum? … non, non, sans doute pas… ce n’est pas franchement un animal intéressant à conserver dans la mémoire numérique de l’humanité – quoique… moi, j’ai toujours bien aimé les vaches.»
«Ah, c’était un animal?»
«Oui, un mammifère. Qui donnait du lait – pas cette boisson de synthèse blanche qu’on fait boire aux enfants et qui ne sent plus rien. Du vrai lait. Ici, en Suisse, il y avait pas mal de vaches. Mes préférées, c’était les noires et blanches. Enfin bref. Ça ne fait rien si tu ne vois pas à quoi ressemble une vache.»
« Mais je connais plein d’autres animaux, mamie! Les blaireaux, les mésanges, les renards… les caïmans, les ornithorynques, les tigres… et les pangolins! Au Muséum, avec les images haute définition, on aurait vraiment dit des vrais!»
Une abeille sur un dent-de-lion. Le goût des fraises dans lesquelles les dents croquent.
«Évidemment que tu sais à quoi ressemble un pangolin… ou une baleine à bosse… ou un cheval de Przewalski! Tu connais sans doute la texture de leurs poils, de leurs plumes ou de leurs écailles sur le bout des doigts, et tu sais sûrement mieux que moi le bruit qu’ils font alors que tu n’en as jamais approché un. C’est bien pour ça qu’on a tellement développé la réalité augmentée, après la dernière extinction massive de 2067: pour savoir. Mais il y a savoir et savoir.
Quand j’étais jeune, ces bêtes-là existaient vraiment… ce n’étaient pas juste des coquilles vides, conservées dans la mémoire centrale des musées. Elles étaient vivantes. Et pas seulement les bêtes! Les plantes aussi, tout ce qui pousse. Près de chez moi, il y avait des tilleuls… des champs couverts d’orge. Des liserons qui mangeaient les bordures des chemins. Et des vaches.»
«Il s’est passé quoi, alors?»
À nouveau, la réalité vacille. Avant de se stabiliser.
«Voilà une question toute simple, qui a une réponse très compliquée. Je ne sais pas trop, tu vois. Je crois que les êtres humains ne sont pas particulièrement doués pour apprendre de leurs erreurs, ou pour prendre soin des choses – même s’il y a des exceptions. C’est sûrement pour ça qu’on a préféré déléguer aux robots et à toutes ces intelligences artificielles la gestion des problèmes de la vie quotidienne, de la pollution, de la surpopulation, de l’épuisement des ressources et de la multiplication des virus… et qu’on s’est tournés vers l’espace, plutôt que de voir ce qu’on pouvait améliorer sur Terre. C’est un peu triste, je trouve.»
La lumière du soleil devient sans cesse plus blanche, plus fade.
À l’horizon, plus un seul martinet qui coupe le ciel.
D’ailleurs, il n’y a plus ni ciel, ni fraises.
Avec un claquement sec, l’hologramme Memories-14B (développé par la start-up sino-vénusienne Real Life 360°) vacille et s’éteint.
Des néons aseptisés ont remplacé l’après-midi d’été. Un tripode infirmier s’avance, son œil unique scrutant la patiente ridée, encore assise dans le fauteuil de réalité augmentée. Sa voix artificielle allonge désagréablement certaines voyelles – sans doute une erreur de programmation ou un souci de maintenance.
«Maa-daaame Desaa-AAa-rzens, la demi heu-eure est écoulééée.»
La patiente se lève en soupirant, dans un craquement d’articulations. Depuis que le Conseil fédéral a édicté ses dernières mesures sanitaires, l’ensemble des territoires de la Confédération suisse (ce qui englobe à la fois les cantons terriens et extra-lunaires) est soumis à un règlement drastique – ce qui explique, notamment, que Mme Desarzens n’a plus le droit de voir ses arrière-arrière-arrière-petits-enfants. Avec le nouveau variant de Covid-39 qui tourne en ce moment, c’est plus sage… ah, si seulement l’épidémie était restée cantonnée sur Jupiter… heureusement qu’il reste les souvenirs numériques.
Mme Desarzens se lève de son fauteuil, bon gré mal gré.
Ce soir, dans la succursale stérile n°47-Delta de l’établissement médico-social «Derniers Beaux Jours», située dans l’agglomération genevoise (et, plus précisément, sous le Léman), c’est jambon-purée pour les pensionnaires.
Bon, bien sûr, le jambon est en viande végétale reconstituée avec tous les nutriments nécessaires, et la purée n’a sans doute jamais vu une vraie pomme de terre.
N’empêche. Madame Desarzens se réjouit.
Après manger, il y aura peut-être moyen de jouer au jass.
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