Dr John: certificat de décès
Figure tutélaire de la musique américaine, pianiste épatant et chanteur singulier, Mac Rebennack s'est éteint à l'âge de 77 ans. Éloge.

Une fois – il y a un quart de siècle à peu près – on avait interviewé Dr. John sur une terrasse au bord du Léman. Pas très en forme, le toubib. Sa carcasse de vieux grizzly calée dans un fauteuil en osier, la paupière lourde et le verbe las, il fumait de minces cigarillos à la chaîne, tout en fixant les flots d'un air rêveur. «Mon Dieu, ce que je donnerais pour une partie de pêche sur votre lac», nous avait-il chuchoté, avant de s'assoupir. Zzzzzzzz. L'entretien était clos. Palpitant, quoique décousu. Exactement comme son concert deux jours plus tard à Montreux. Trente-cinq ans d'addiction à la poudre blanche, cela laisse des traces. À l'époque, on s'était dit que l'icône de La Nouvelle-Orléans ne passerait pas l'hiver. Erreur. Dr. John aura encore mené une active carrière, honorable toujours, flamboyante parfois, sur plus de deux décennies supplémentaires. Il vient de succomber à une crise cardiaque. Il avait 77 ans.
Boogie psyché
Dr. John, c'était l'âme musicale de La Nouvelle-Orléans concentrée en un seul bonhomme. Pianiste épatant, chanteur au timbre inimitable, compositeur et arrangeur inspiré, il restera le père d'un registre musical unique, mariage trouble et dansant de funk vaudou, jazz du bayou et boogie psychédélique.
Malcom John Rebennack, de son nom de baptême, glisse tôt un orteil dans le monde du show-biz. Il a 2 ans. Le bébé tourne des pubs pour une marque de savon. La maman est mannequin. Le papa tient un magasin de disques. Tout jeune, Mac se passionne pour la musique. À La Nouvelle-Orléans, elle est noire, la musique. Pas facile pour un petit Blanc de se glisser dans le milieu. Il joue de la guitare et du piano, avec assez de compétence pour se faire accepter par ses pairs.
«À l'époque, il y avait deux syndicats de musiciens, un par couleur de peau. Je me suis mis les deux à dos», nous racontait-il. «On se produisait le long du fleuve, dans ces clubs mal famés. Il fallait jouer fort pour couvrir le bruit des bagarres. Je me suis fait tirer dessus deux fois. Dans la jambe à La Nouvelle-Orléans et dans le doigt à Jacksonville.» Il boitera toute sa vie. Et devra laisser tomber définitivement la guitare au profit du piano.
Il faut dire que le jeune Mac fait des bêtises. Il n'a pas 20 ans quand il se retrouve deux ans en prison au Texas pour détention de drogue. Persona non grata dans sa ville – un gang veut sa peau, dit-on – il émigre à Los Angeles, où il devient un musicien de studio respecté. Phil Spector, Zappa et Canned Heat font alors appel à ses services.
Zinzin-vaudou
Le monde le découvre en 1968. Il vient de sortir son premier album solo, le baroque, groovy et envoûtant «Gris Gris». Il apparaît alors sur scène dans un décorum mystico-carnavalesque qui marque les esprits. Des plumes. Des colifichets. Des têtes de mort. Un personnage est né. Un style aussi, haletant et savant. Au début des années 70, il délaisse un brin la liturgie zinzin-vaudou et pond quelques chefs-d'œuvre de soul néo-orléanaise. Dans «Gumbo», il revisite avec brio les classiques du rhythm and blues louisianais. Dans «In The Right Place», il déroule un funk séminal et luxuriant avec Allen Toussaint au pupitre et les Meters à la pulsation. Gros succès; mérités. Il faut avoir ouï ces pépites-là.
Dr. John devient aussi un producteur recherché, en œuvrant, entre autres, pour Van Morrison, BB King, The Band ou Willy DeVille. Gastronome exigeant et longtemps héroïnomane, entouré et respecté, Dr. John traversera les décennies suivantes en publiant de réguliers disques de jazz et de blues à l'ancienne, qui ne rivalisent guère avec ses brûlots des seventies. Surtout, il reste une référence pour le gotha du rock mondial et s'en va jouer les invités de luxe sur scène et en studio avec les dinosaures comme les jeunes loups.
Il sort de cette semi-retraite dorée en 2012, en pondant une ultime merveille: l'album «Locked Down», produit par Dan Auerbach, des Black Keys, qui raflera un Grammy Award et montrera que le vieux toubib cache encore d'étourdissants sortilèges au fond de sa trousse. «C'est quand même bizarre comme les choses tournent parfois», marmonnait-il, face au Léman, il y a un quart de siècle. «Je pourrais être mort, marin ou cuisinier. Je suis devenu musicien. Il faut croire que le destin l'a voulu.»
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