Hommage posthumeLe Festival de Cannes attend Godard comme le bédéaste Dupuy
Alors qu’un inédit du maître sera projeté sur la Croisette, la BD «J’aurais voulu voir Godard» imagine une drôle de rencontre.

Alors que le Festival de Cannes va célébrer Jean-Luc Godard, décédé le 13 septembre 2022, un auteur BD pète un plomb en découvrant que le maître méprisait son art. C’était il y a quelque mois… Ulcéré, Philippe Dupuy décide alors de partir à Rolle. En chemin vers «le lieu du crime», le Parisien rumine.
Impossible de ne pas penser au sommet de cruauté filmé par Agnès Varda dans «Visages, villages» (2017), quand la réalisatrice à mèche de corbeau blanc, vieille amie de la Nouvelle Vague, sonne en vain à sa porte. L’ermite n’ouvrira pas. Peut-être s’entendit-il traité de «peau de chien». De toute façon, conclut l’enquêteur Dupuy, lui non plus n’a aucune envie d’une rencontre. Trop peur, trop misérable, trop rien. C’est mort – pour l’éternité et au-delà depuis le 13 septembre 2022.

Par bonheur, Dupuy repense aussi à la vision de Lemmy Caution dans «Alphaville». Le détective entrouvrant des portes dans un couloir, séquence qui devint le générique mythique de l’émission télé «Cinéma, cinémas», le convainc de se perdre dans l’univers du maître. Sûr qu’il va apprendre des trucs. De ce départ ouvert sur l’aventure totale, «J’aurais voulu voir Godard» torpille la logique avec un arbitraire aussi cérébral que celui défendu par un artiste jusqu’à l’hermétisme.

Moquant les procédés abscons, célébrant les périphrases fiévreuses et vantant les embuscades cérébrales, tout ça en suçotant son cigare, le génie hante «une bande dessinée d’idées ou une idée de la bande dessinée». Tant pis si parfois, le fan se perd dans les méandres et n’y comprend rien. Qui d’ailleurs, peut se targuer de maîtriser Godard dans tous ses coups fourrés?
«Polar. Western. S-F. Historique. Des cases bien rangées (…) Et si la bande dessinée est tout ça, dois-je considérer que ce que je fais n’en est pas?»
Si Lagaffe avait pu participer au banquet, Gaston aurait grommelé dans une case ou l’autre son «M’enfin» – l’art de la BD, ici, se transcende. Autodérision désespérée, admiration tangible… mais les muses de cette tragicomédie, Anna Karina ou Jean Seberg, exigent la vérité. Philippe Dupuy tente de suivre ces agités inépuisables, griffonne dans les marges, escalade les pyramides chimériques et dégringole souvent au bord de la dépression. Déjà qu’au niveau de sa propre œuvre, ce Parisien exilé à Bruxelles tourne autour du pot depuis des lustres…
En 2020, dans un essai autobiographique pas mal allumé, «J’aurais voulu faire de la bande dessinée», l’angoissé s’inquiétait d’une légitimité douteuse à ses yeux: «Polar. Western. S-F. Historique. Des cases bien rangées […]. Et si la bande dessinée est tout ça, dois-je considérer que ce que je fais n’en est pas?» Qu’il se rassure, Philippe Dupuy ne sera jamais ni l’hagiographe de Godard, ni un bédéaste classique.
«Il faudra vivre en prenant des risques, savoir ne pas toujours être compris, ça peut coûter un bras, quelle importance?»
Drôle de zigue que ce sexagénaire qui, depuis quelques décennies, culbute avec application ses partenaires dans des aventures abracadabrantesques, Charles Berberian pour les séries «Le journal d’Henriette» et «Monsieur Jean» ovationnées au Festival d’Angoulême, Michel Houellebecq dans le court-métrage «Monde extérieur», Dominique A en clips ou couverture, etc. Cet inclassable a même crédité son fils Hippolyte, alors âgé de 9 ans, à l’écriture de «Mon papa dessine des femmes nues», libre échange de pensées philosophiques ou domestiques sur la cohabitation parentale.
Face au monstre JLG, l’artiste vacille à peine autant, conscient de lui consacrer «un livre égaré». Sautant sur le prétexte de niquer les concepts de cohérence et rationalité, le dessinateur crayonne dans tous les sens, se persuade: «Il faudra vivre en prenant des risques, savoir ne pas toujours être compris, ça peut coûter un bras, quelle importance?» C’est déjà ça.
«J’aurais voulu voir Godard»
Philippe Dupuy
Ed. Futuropolis, 104 p.

Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.