«La mer c’est la mort.» C’est cette phrase désabusée que m’avait balancée un migrant d’Algérie rencontré au détour d’un reportage en Bosnie, alors que je lui avais benoîtement demandé pourquoi il avait parcouru des milliers de kilomètres par la Turquie et la Serbie pour rejoindre l’Europe. Il s’apprêtait à retenter de nuit le passage de la frontière croate, où les policiers l’avaient déjà refoulé deux fois à coups de matraque. Je me souviens de son regard vide, de sa fatalité. «En mer, vous nous laissez crever.»
L’Ocean Viking a erré vingt jours dans les eaux internationales. À son bord, 234 rescapés, dont cinq enfants de moins de 4 ans et une quarantaine de mineurs non accompagnés. Tous les jours, il a envoyé des demandes d’assistance pour trouver un port sûr où débarquer les rescapés. Malte, la Grèce, l’Italie, l’Espagne et enfin la France. Une sordide partie de ping-pong s’est alors jouée entre Emmanuel Macron et Giorgia Meloni.
«Il y avait 234 êtres humains sur un bateau à la dérive, qui en étaient au point de préférer la mort à l’attente.»
Le premier ne voulait pas affaiblir la seconde, qui vient de reprendre les rênes d’un pays de la zone euro déjà fragilisé par les taux de la dette. Mais il refusait aussi qu’elle lui force la main, craignant l’appel d’air et la récupération par une extrême droite française qui s’étrangle dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale: «Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique», s’est exclamé un élu Rassemblement national, suspendu depuis.
Les maires de Corse et de Marseille étaient prêts à les accueillir. La gauche était vent debout. Jeudi, la France, fâchée, a finalement accepté de laisser «exceptionnellement» le navire accoster dans le port militaire de Toulon. Suspendant au passage la relocalisation de 3500 réfugiés qui attendent en Italie. Rome prise à son propre piège.
Il y a les chiffres, les politiques opportunistes et dissonantes, le spectre d’une migration non contenue entretenu par les partis populistes. Et puis il y avait 234 êtres humains sur un bateau à la dérive, qui en étaient au point de préférer la mort à l’attente. Certains ne mangeaient plus, d’autres menaçaient de sauter par-dessus bord, trois étaient en urgence médicale. Une détresse qui aurait dû nous interpeller. Elle nous a laissé froids.
Européens renvoyés dos à dos
Faut-il féliciter la France de faire preuve d’humanité en respectant le droit maritime? Ou critiquer sa faiblesse qui crée une brèche dans notre forteresse au profit des passeurs? À travers ce drame, les Européens sont renvoyés dos à dos à leurs responsabilités. Soulagée mais amère, l’ONG SOS Méditerranée appelle à répartir de manière pérenne les migrants dans le cadre du pacte asile-migration. À l’époque, tous les pays avaient dit oui. Aujourd’hui, elle dépend fragilement des agendas politiques des gouvernements.
Faute d’une feuille de route commune sur le sujet, il y aura d’autres Ocean Viking, d’autres disputes, d’autres têtes enfouies dans le sable. D’autres migrants essaieront de rejoindre l’Eldorado européen. Même si «la mer, c’est la mort.»
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La rédaction – «En mer, vous nous laissez crever»
Après vingt jours d’errance, l’Ocean Viking peut «exceptionnellement» débarquer dans un port français. La solidarité européenne en prend un coup.