Et Stravinsky devint Vaudois
Créatif, inspirant pour le milieu artistique environnant, le génial compositeur russe s'est installé à Morges.

En ce début d'année 1918, Igor Stravinsky, 35 ans, est en passe de devenir un vrai Vaudois. Il vit avec sa famille à Morges, au deuxième étage de la grande maison Bornand, sise place Saint-Louis 2 (on y trouve de nos jours la... police des étrangers). De là, le samedi après-midi ou le dimanche, il peut entendre les fanfares, qu'il aime, passer dans la Grand-Rue toute proche. En quelques pas, il est au bord du Léman, sur ce quai qui porte aujourd'hui son nom.
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Dans les combles de la bâtisse, le compositeur s'est fait aménager une grande pièce de travail, à laquelle on accède «par un escalier de bois quasi secret», écrit Charles Ferdinand Ramuz, alors devenu son ami et son collaborateur. Car l'exilé russe s'est aussi recréé un cercle amical, dont le noyau est formé des écrivains et peintres associés à l'aventure littéraire des Cahiers vaudois. Il connaît l'historien Adrien Bovy, les frères Cingria ou les frères morgiens René et Jean Morax.
À Clarens dès 1910
Il faut dire que Stravinsky fréquente la rive nord du Léman, par intervalles, depuis l'été 1910. À Clarens, à la fin du mois d'août de cette année-là, il s'est promené au bord de l'eau avec en tête la musique de son ballet Petrouchka– qui sera créé en 1911 à Paris. Son troisième enfant et deuxième fils, Sviatoslav, est né à Lausanne le 23 septembre 1910.
La tribu Stravinsky – qui comprend son épouse Catherine (elle est aussi sa cousine), leurs trois enfants, ainsi que bonne et nounou – a entamé ensuite quelques années d'errance. Entre la Côte d'Azur, Saint-Pétersbourg, Monte-Carlo, Rome, la province russe où se trouve sa propriété d'Oustiloug (aujourd'hui en Ukraine), Paris, où sont jouées ses œuvres, Igor Stravinsky ne cesse de se déplacer. Il a déjà connu le succès avec L'oiseau de feu, qui se répète avec Petrouchka. Mais sa femme, à la santé fragile, ne supporte pas l'hiver russe, et c'est près de la gare de Clarens que la famille s'est installée à nouveau pour l'hiver 1911-1912.
Avec Ravel et Ansermet
C'est là qu'Igor a composé une bonne part de l'un de ses chefs-d'œuvre, Le sacre du printemps. Il y a travaillé avec Maurice Ravel, dont il est proche depuis son premier séjour parisien, au printemps 1910. Après de nouvelles errances européennes, le génial compositeur est revenu à Clarens pour l'hiver 1913-1914, il y a pondu son opéra Le rossignol. Sa seconde fille et quatrième enfant, Milene, est née à Lausanne le 15 janvier 1914.
Stravinsky a déjà fait connaissance avec Ernest Ansermet, chef de l'orchestre du Kursaal de Montreux qui réside tout près de chez lui, et fait découvrir sa musique au public montreusien en avril 1914.
«Une force de la nature, un homme chargé d'électricité, une sorte de bombe d'où allaient jaillir des gerbes de feux d'artifice»
Alors étudiant, proche d'Ansermet, Georges-A. Rossel écrira: «Igor Strawinsky (sic) fit dès le premier contact une extraordinaire impression: celle d'une force de la nature, d'un homme chargé d'électricité, d'une sorte de bombe d'où allaient jaillir des gerbes de feux d'artifice. De taille plutôt petite, mais bien musclé, le nez chaussé le plus souvent de grosses lunettes, il avait les reparties les plus inattendues, les comparaisons les plus comiques; il aimait à dérouter ses interlocuteurs; sa débordante imagination et ses images pittoresques faisaient l'étonnement et la joie de tous.»
Il compose à La Pervenche
Quelques déménagements plus tard, le Russe est revenu à Clarens, quelques jours avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Il ignore encore qu'il ne reverra pas son pays natal pendant près d'un demi-siècle. À l'automne 1914, il a sous-loué à Ansermet, qui s'installait à Lausanne, sa petite maison, La Pervenche.
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«Confiné en Suisse» à cause de la guerre, comme il l'écrit, il y a passé l'hiver 1914-1915, travaillant au ballet Les noces. Le matin, à La Pervenche, on doit faire silence, car le maître compose. L'après-midi, le père de famille s'occupe des siens.
«J'essayai d'y travailler pendant deux jours, ma pelisse sur le dos, un bonnet de fourrure sur la tête, les pieds dans des snow-boots et un plaid sur les genoux»
Puis un nouveau déménagement s'est imposé: sa femme étant tuberculeuse, Stravinsky, afin de lui offrir le bon air de la montagne, a déménagé son petit monde à Château-d'Œx en janvier 1915. Ce n'est pas allé sans mal. Le maestro ne peut écrire que lorsqu'il est sûr que personne ne l'entend, ce qui est impossible dans son hôtel damounais, Le Victoria, sur la route de Saanen. On lui a tout d'abord mis à disposition une sorte de débarras encombré de caisses vides estampillées «Chocolat Suchard», sans chauffage et donnant sur un poulailler, équipé d'un piano droit désaccordé.
Dans ses Chroniques de ma vie, il écrira: «J'essayai d'y travailler pendant deux jours, ma pelisse sur le dos, un bonnet de fourrure sur la tête, les pieds dans des snow-boots et un plaid sur les genoux.» Des «petits bourgeois aisés» lui ont évité la pneumonie en lui louant alors une grande chambre.
Fin janvier 1915, Ansermet a dirigé à Genève des extraits de Petrouchka. En décembre de la même année, Stravinsky, effectuant ses débuts de chef, a lui-même dirigé, pour le public genevois, la Suite tirée de l'Oiseau de feu.
À Morges pour cinq ans

La maison Bornand, à Morges, où Stravinsky vécut avec sa famille de 1917 à 1920
En septembre 1915, il s'est installé à Morges. Après la villa Rogivue, dans la maison Bornand, vis-à-vis du temple. C'est là que Ramuz, dont il a fait la connaissance à la fin de l'été, le rejoint presque quotidiennement. Payé par le Russe, le Vaudois adapte en français les textes de contes populaires russes que Stravinsky met en musique. Charles Ferdinand Ramuz a raconté en détail cette collaboration: «Nous étions parmi les tambours, les timbales, les grosses caisses, toute espèce d'instruments de choc (ou de percussion, qui est le terme officiel).»
«On ne fait de la poésie qu'avec l'anti-poétique; on ne fait de la musique qu'avec l'anti-musical»
Chacun dans son domaine, les deux artistes sont bien décidés à remettre en question les acquis, à bouleverser l'ordre établi. «On ne fait de la poésie qu'avec l'anti-poétique; on ne fait de la musique qu'avec l'anti-musical», écrit le père d'Aline. Malgré leurs caractères bien différents (lire ci-contre la description de Jean Villard-Gilles), les deux hommes se comprennent, se complètent, s'estiment.
À Lavaux, Ramuz a initié Stravinsky au Dézaley et au gruyère. À Morges, le Russe fait découvrir au Vaudois la vodka et la gastronomie russe préparée par la vieille niania, la bonne. Leur collaboration se poursuit et, entre deux balades dans les vignes, prend un tour qui va s'avérer décisif. Fin 1917, la révolution russe – fomentée notamment sur cette même rive nord du Léman par les bolcheviques exilés – coupe Stravinsky de son pays et de ses ressources financières: «Je me trouvais, pour ainsi dire, vis-à-vis de rien, en pays étranger et au beau milieu de la guerre.»
Ils imaginent une pièce qui pourrait «se monter sans peine dans n'importe quel local et même en plein air»
Début 1918, les deux compères, fauchés, imaginent donc de créer ensemble une pièce qui pourrait «se monter sans peine dans n'importe quel local et même en plein air», écrit Ramuz. Ce sera L'histoire du soldat. Ce conte russe, transposé entre Denges et Denezy, dont la musique est considérée comme un «pivot» dans l'œuvre de Stravinsky, va les occuper une bonne partie de l'année et sa première représentation, le 28 septembre 1918 au Grand Théâtre de Lausanne, va marquer pour longtemps la scène artistique vaudoise.
La guerre terminée, Stravinsky ressent bientôt l'appel du large. En 1920, peu après avoir terminé le ballet Pulcinella, créé à Paris en mai, il quitte Morges pour la France. Dans sa préface aux Souvenirs… de Ramuz, Pierre-Paul Clément rapporte ce dialogue entre les deux artistes: «Alors, Ramuz, vous ne partez pas avec nous? – Voyons, répond celui-ci, vous n'y pensez pas! C'est horriblement loin Paris… et je ne suis pas un globe-trotter comme vous!»
Les relations vont se distendre, les anciens complices ne se croiseront plus qu'à quelques reprises, chacun absorbé par ses propres créations, sa propre carrière. Demeurent les mots de Ramuz pour évoquer la fusion fraternelle qu'ils ont connue à Morges: «Nous n'étions plus deux personnes, et il n'y avait plus deux pays (…). Nous atteignions pour un instant peut-être à l'homme d'avant la malédiction.»
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