Interactions avec les lecteursFaut-il supprimer les commentaires sur notre site?
La question enflamme autant nos lecteurs que nos journalistes. Pourquoi laissons-nous la possibilité de commenter nos articles, si les propos ne sont pas d’une certaine tenue?

La fonction commentaires que l’on retrouve sous la plupart de nos articles digitaux est à l’origine de nombreux questionnements. Bas de plafond, pas argumentés, réactionnaires, complotistes, polarisants, etc., la palette des qualificatifs peu glorieux qui leur est accolée justifie leur manque de légitimité. Beaucoup de lecteurs et de journalistes de notre rédaction s’en plaignent régulièrement, relançant à chaque fois le débat sur leur pertinence.
Que faire dans cette situation? La raison voudrait que l’on supprime un service a priori nuisible. Le problème serait réglé, nos rédactions en chef moins tourmentées. Mais ce serait aussi un constat d’échec. Par confort intellectuel, serions-nous prêts à fermer le seul outil de discussion à disposition de nos lecteurs? Chez Tamedia, nous avons opté pour une autre approche qui fait fi de nos préjugés et du contexte émotionnel autour de cette question.
Mais rembobinons. Pour évaluer la pertinence d’avoir des commentaires sur notre site, nous avons émis plusieurs hypothèses que nous avons tenté de vérifier par des éléments tangibles. Voici les trois principales:
La qualité des commentaires est meilleure si seuls les abonnés peuvent commenter et si les pseudonymes sont interdits.
Les commentaires favorisent l’engagement des lecteurs et augmentent le temps de lecture.
La mauvaise qualité des commentaires nuit à l’image que les lectrices et lecteurs ont de nos titres.
Une batterie d’analyses
Entre juin 2021 et mars 2022, nous avons donc mis sur pied une batterie d’analyses afin de mieux connaître nos lecteurs et leur comportement. Tout d’abord, nous avons passé en revue l’ensemble des commentaires de notre titre phare alémanique, le «Tages-Anzeiger», pour vérifier notamment si nos abonnés se comportent mieux que les lecteurs anonymes lorsqu’ils commentent un article.
Nous constatons que 45,3% des personnes qui postent des commentaires problématiques ont un abonnement. Nous pouvons les joindre facilement en cas de litige. Nous en déduisons donc qu’interdire l’anonymat des personnes qui commentent ne va pas résoudre le problème de la qualité.
L’obligation de s’inscrire pour accéder à cette fonctionnalité nous permet d’avoir l’adresse e-mail de toutes les personnes qui commentent. Nous connaissons aussi leur adresse IP. Cette information est d’ailleurs transmise aux autorités compétentes en cas de poursuites judiciaires. Il ne s’agit donc pas d’un anonymat total, mais de pseudonymat.
Nous avons réalisé ensuite un test sur nos sites 24heures.ch et tagesanzeiger.ch (A/B test): 50% des lecteurs voyaient nos articles sans la fonction commentaires, tandis que les autres 50% voyaient nos articles avec la fonction commentaires. Sans surprise, les personnes qui avaient accès aux commentaires passaient en moyenne 9% de temps en plus sur nos plateformes que les autres. Ce critère de durée d’engagement est pour nous le meilleur critère de satisfaction envers nos contenus.
Enfin, une de nos craintes était que les commentaires déplacés, haineux ou dépréciatifs puissent influencer négativement la perception qu’ont les lecteurs pour notre travail. Notre sondage national réalisé sur l’ensemble de nos médias en ligne montre qu’il n’en est rien. Seuls 13% des lecteurs de 24heures.ch et tdg.ch estiment que la qualité des commentaires déteint sur l’image qu’ils se font de nos titres ou de l’article en question. Et d’après eux, cette image est parfois négative mais aussi parfois positive.
En résumé, les lecteurs n’assimilent pas la qualité journalistique de nos contenus à celle des commentaires et consacrent plus de temps sur nos plateformes lorsqu’il y en a. Si ces résultats nous confortent dans l’idée de conserver ce service, nous sommes pleinement conscients de la nécessité d’améliorer la qualité des commentaires. Depuis l’été 2022, plusieurs mesures ont été mises en place dans ce sens, notamment:
le renforcement de la charte de commentaires,
l’augmentation de la sévérité de la modération,
l’envoi d’e-mails systématiques aux auteurs de messages rejetés,
le bannissement temporaire ou définitif des personnes qui ne respectent pas la charte,
l’ajout d’une fonctionnalité permettant aux journalistes d’indiquer le niveau de risque - faible ou élevé - de leur article, afin de conscientiser les modérateurs sur des dérapages potentiels.
Un droit à la bêtise
La nature humaine étant ce qu’elle est, lire des avis trop éloignés des siens est difficilement supportable, surtout lorsqu’ils sont rédigés sans nuance, lorsqu’ils sont jugeants ou irrespectueux. Aussi, personne n’est à l’abri d’un mauvais commentaire, d’une redite, d’une faute d’orthographe ou d’un avis réducteur.
Pour autant que le propos soit respectueux, nous estimons, chez Tamedia, qu’un avis conservateur a tout autant sa place dans cet espace qu’un point de vue progressiste. Dans les deux cas, nous garantissons le droit à la bêtise tout comme le droit au trait de génie.
Foire aux questions
Comment les commentaires sont modérés sur nos plateformes?
Nous mandatons une entreprise spécialisée dans la modération de commentaires en ligne pour ce service. Netino by Webhelp, c’est son nom, dédie une équipe pour nos plateformes numériques 24heures.ch et tdg.ch, ainsi que sur nos pages Facebook (24/7). Cette équipe connaît spécifiquement notre charte et l’applique à sa modération.
Tous les commentaires de 24heures.ch et tdg.ch sont lus et validés manuellement avant publication. Une intelligence artificielle entraînée sur la base des commentaires déjà modérés permet d’effectuer un premier tri. Les cas problématiques sont soumis à une personne de l’équipe. On parle de modération "a priori". La validation prend généralement moins de trente minutes.
Quel volume de commentaires est publié/rejeté chaque mois?
Sur tdg.ch: 22’000 commentaires par mois sont modérés dont 6% sont rejetés (moyenne sur douze mois).
Sur 24heures.ch, 17’000 commentaires par mois sont modérés dont 7% rejetés (moyenne sur douze mois).
À cela, il faut ajouter un volume de messages similaire sur Facebook.
Quels sont les motifs de rejets?
Netino qualifie la raison du rejet de chaque commentaire (diffamation, insulte, spam, racisme, illisibilité…)
Voici la répartition des motifs de rejets.
Quel est le profil des personnes qui commentent sur nos plateformes?
Selon un sondage effectué auprès de nos lecteurs, dans la grande majorité des cas, les participants à l’enquête affirment lire l’article avant de lire les commentaires ou d’en rédiger un. Le profil de la personne qui commente sur nos plateformes est un homme (57%) de plus de 55 ans et de formation supérieure (76%).
Il apparaît que 56% des personnes qui publient des commentaires utilisent un pseudonyme et 61% des sondés en Suisse romande n’écrivent jamais de commentaires. La raison principale évoquée est liée à la qualité même des commentaires. Les lecteurs qui rédigent des commentaires affirment le faire pour exprimer leur propre opinion ou pour rectifier ou compléter des articles et des commentaires. Le fait d’engager une discussion n’est pas au centre de leur démarche.
Pourquoi mon commentaire a été rejeté alors qu’il n’était pas insultant?
Sont généralement rejetés: les commentaires qui dévient du sujet proposé par l’article; ceux qui dénigrent l’avis d’autres personnes; ceux qui prennent à partie la modération; ceux qui tendent à décrédibiliser le travail de notre rédaction; ceux qui véhiculent de fausses informations manifestes.
Il arrive aussi parfois que nos modérateurs interprètent mal l’intention du message et suppriment ou valident un commentaire par erreur. Par exemple, l’ironie ou le second degré ne sont pas aisément perceptibles dans des messages courts. Nos modérateurs sont des êtres humains et ne sont pas à l’abri d’erreurs.
Que faire quand un commentaire hors charte est publié?
Sous chaque commentaire, vous trouvez un bouton «Signaler un abus» qui vous permet de nous informer si vous estimez qu’il enfreint notre charte. Dès lors, le commentaire passe une seconde fois par la case modération pour réévaluation.
Pourquoi certains articles n’offrent pas la possibilité de commenter?
La majeure partie de nos articles ont leur propre espace de commentaires actif. Parfois, nous décidons de supprimer les commentaires d’un article lorsque le volume de dérapages est trop élevé. Certaines thématiques sensibles sont discutées en rédaction avant l’ouverture des commentaires. Mais aucune problématique n’est privée de cette fonctionnalité de manière systématique.
Pourquoi des commentaires hors charte, voire insultants passent les filtres?
La réponse d’Hervé Rigault, CEO de Netino by Webhelp: «Il serait risqué, voire malhonnête, dans les métiers de la modération de promettre du «zéro défaut». Un modérateur est soumis à un minimum incompressible de subjectivité, même si celle-ci est encadrée par la charte. En parallèle, une intelligence artificielle peut totalement passer à côté de phraséologies faisant de l’ironie par antiphrases ou si le commentateur use de métaphores sinueuses.
Ajoutons à cela la multiplicité des thèmes traités, la syntaxe parfois capricieuse de certains verbatims et sans oublier l’effet de volume. Exemple: sur 1 million de commentaires traités, même avec un excellent taux de détection de 99,9%, cela impliquerait que 1000 commentaires toxiques peuvent passer entre les mailles du filet.
Tout l’enjeu est donc de réduire autant que possible cette marge d’erreur, qu’il est d’ailleurs possible d’objectiver à travers des échantillonnages qualité qui permettent de s’assurer qu’il n’y a pas de dérive. Et de façon générale, la solution la plus efficace dans le domaine de la modération reste de concilier le meilleur des deux mondes que sont les humains et la technologie, en mettant cette dernière au service des premiers.
En traitant en moins de deux secondes les verbatims les plus évidents et les plus toxiques, l’intelligence artificielle ménage les modérateurs en évitant de leur présenter les contenus le plus choquants et leur permet de consacrer plus de temps sur les verbatims plus alambiqués ou nécessitant des vérifications ou actions supplémentaires en fonction des besoins du média: alerte vers la rédaction en cas de signalement d’erreur factuelle ou de coquille, témoignage intéressant, etc.»
Pourquoi avons-nous le sentiment que les commentaires sont en majorité de piètre qualité, réactionnaires, peu approfondis?
Hervé Rigault, CEO de Netino by Webhelp: «En moyenne sur les médias, 80 à 85% des contributions soumises par les internautes sur les différents canaux (réseaux sociaux, sites) et traitées par Netino by Webhelp sont validées car conformes à la charte de modération. Ce qui signifie, par extrapolation, que la toxicité dans les contributions est bien sûr une réalité mais elle demeure, heureusement, minoritaire.
Sur la qualité des commentaires validés, le sujet est plus délicat car il est davantage subjectif. Un commentaire intéressant, pertinent ou amusant pour l’un ne le sera pas nécessairement pour l’autre. L’intérêt des commentaires est souvent intrinsèquement lié au sujet d’actualité traité. Sur un fait divers, les commentaires sont plus volontiers lapidaires et émotifs que sur un débat de fond qui est structurant pour la société. Par exemple en ce moment en France, le sujet sensible de la réforme des retraites voit émerger dans les commentaires beaucoup de témoignages intéressants, souvent touchants, donnant la possibilité à des anonymes de partager leurs parcours de vie, leurs difficultés, avec des expériences incroyables qui apportent une vraie complémentarité (ou un contrepoint) aux témoignages et exemples de l’article.
Bien sûr, en comparaison des espaces communautaires plus anciens (forums, blogs), les espaces de contribution des réseaux sociaux invitent à toujours davantage d’interactivité et d’instantanéité. Sans même parler de leur caractère «périssable» puisque les publications disparaissent rapidement dans le flux. Ce qui peut mécaniquement inciter à poster des contenus plus brefs, plus émus et moins argumentés.
Mais même l’émotion, du moment qu’elle reste dans le cadre de la charte, reste un baromètre important pour analyser l’intérêt et le sentiment des communautés pour les différents sujets d’actualité.»
Nos analyses:
– Juin 2021: Analyse des données de tous les commentaires sur tagi.ch.
– Novembre-décembre 2021: A/B Test sur tagi.ch et 24heures.ch: 50% des lecteurs ne voyaient plus les commentaires.
– Janvier 2022: Sondage en ligne auprès 2937 lecteurs de tous les titres Tamedia.
– Janvier 2022: Analyse des données Google Analytics de tous les titres Tamedia.
– En continu: Études qualitatives auprès d’un panel de lecteurs alémaniques (Tagi Lab).
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