Série d’été: Les ovnis du clavier (1/7)Grandeur et décadence de la charmante esperluette
§ & * @ # ]?!!? Qui sont-ils ces drôles de signes typographiques que nos doigts effleurent tous les jours? On démarre notre série avec l’esperluette.

Pour commencer, esperluète, ou esperluette, ou perluète, c’est un mot trop chou. Ça pourrait être le nom d’une héroïne de Pagnol. Et ce n’est pas le moindre de ses charmes. Car l’esperluette désigne un signe typographique aux courbes gracieuses et à l’histoire millénaire. Soit le «&», qui figure au-dessus du chiffre six ou sept selon les claviers et abrège la coordination «et». Ce drôle de symbole-là organise donc la ligature du «e» et du «t». Voilà deux lettres qui s’enlacent, qui ne font plus qu’une, qui se lovent tendrement l’une contre l’autre. Touchant, non?
D’où vient-il, ce «&»? De loin, assurément. De la Rome antique, en tout cas. On en attribue l’invention au secrétaire de Cicéron, Marcus Tullius Tiro. Quelques siècles plus tard, les copistes médiévaux en font un usage intensif. À l’époque, on emploie énormément d’abréviations et de ligatures. Les textes manuscrits sont coûteux. La main fatigue. On cherche à faire des économies, en somme. Des tire-au-flanc, ces moines d’antan.
Calvin et Rabelais
Débarquent ensuite ce bon Gutenberg et l’imprimerie avec, qui reprend les caractères de l’écriture manuscrite. Les abréviations et ligatures, d’abord conservées, sont ensuite peu à peu abandonnées. Sauf notre vaillante esperluette, qui résiste à l’écrémage. Quiconque a le courage de se plonger dans les textes originaux de Jean Calvin constate que les «&» grouillent pour lier les noms communs. Tout comme chez Rabelais d’ailleurs, dans un genre littéraire plus distrayant, il est vrai.
Quant à l’origine du mot, elle divise un brin la faculté. Certains dictionnaires convoquent les termes latins perna (jambe, cuisse) et sphaerula (petite boule) avec un zeste d’uvula (luette) pour complexifier le tout. C’est la forme du caractère qui expliquerait donc son étymologie.

Avouons-le, on préfère l’autre version de la genèse, celle de l’indiscutable Grévisse. Autrefois donc, le signe «&» était présenté comme la 27e lettre de l’alphabet et se prononçait ète. La récitation, façon comptine de l’alphabet par les écoliers, s’achevait par «z et puis le ète» qui se serait gentiment mué en esperluette.
Entortillé et alambiqué
Bref, l’esperluette, en italique surtout, va vite devenir le terrain de jeu favori des créateurs de caractères. Une signature, une vitrine, un morceau de bravoure typographique où ils laissent éclater leur brio, leur inventivité, leur virtuosité. On l’emberlificote. On l’entortille. On l’alambique. On l’épure aussi parfois. Il devient souvent ornemental. Jusqu’à devenir ridiculement précieux dans certaines polices ouvragées.

Le symbole perd pourtant de sa superbe au XIXe siècle. Il disparaît gentiment de la langue imprimée, en ne décrochant plus guère que des méchants rôles de conjonction dans les enseignes et raisons sociales. Voilà la perluète devenue le «et commercial». Comme dans Smith & Wesson, H&M, C&A, Science & Vie, & Co. Il faut dire qu’elle a la particularité d’être intelligible dans quasi toutes les langues, ce qui est bien commode quand on vise la gloire commerciale à l’échelle planétaire.
Nouveaux looks
Va-t-il sombrer définitivement dans le business, la pub et l’oubli des rédacteurs, ce symbole-là? Peut-être pas. Outre ses nouveaux emplois dans la programmation informatique, il a ses défenseurs. Et des fans-clubs sur le web même. De jeunes créateurs de typo le célèbrent en lui inventant de subtils nouveaux looks. Comme quoi, même si elle a perdu de sa fougue littéraire d’antan, l’étreinte du «e» & du «t» n’est pas près de se rompre.
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