«J'ai eu des démons, ils ne m'ont pas demandé de les terrasser»
Claire Denis reçoit le Prix Maître du Réel de l'édition 2020 de Visions du Réel. Entretien avec une cinéaste intranquille.

La balance hommes-femmes s'équilibre un tout petit peu avec le 7e Prix Maître du Réel. D'un côté, il y a désormais Richard Dindo, Barbet Schroeder, Peter Greenaway, Alain Cavalier, Werner Herzog, et de l'autre, Claire Simon et Claire Denis, cinéaste française qui le reçoit cette année. La directrice artistique de Visions du Réel, Emilie Bujès, n'avait jamais caché qu'elle ferait des efforts dans ce sens. Sa 3eédition (à vivre en ligne jusqu'au 2mai) montre qu'elle tient parole. Avec cette femme de cinéma dont le «Nénette et Boni» de 1997 (Léopard d'or à Locarno en 1996) est encore dans toutes les mémoires, c'est un cinéma de l'intranquillité et de la recherche, aussi bien formelle que morale, que salue le festival nyonnais.
Un cinéma qui fouille l'Afrique, le colonialisme, le sexe, la légion, sans égard pour les attentes associées à un cinéma «féminin». Il y a une forme d'outrance un peu eighties chez Claire Denis, ancienne assistante de Rivette, de Wenders et de Jarmusch, qui laisse rarement indifférent comme l'ont encore démontré son dernier film – de science-fiction –, «High Life» (avec Robert Pattinson), ou son passage à la cérémonie des César – elle y remettait le Prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski, absent. Auteure d'une trentaine de métrages, dont 17 longs et six documentaires, Claire Denis revient sur sa carrière, d'une voix légèrement soufflée par l'inquiétude, depuis son confinement parisien.
Maître du Réel, cela sonne un peu comme un truc de superhéros, ça vous parle?
Dans ma vie, je n'ai jamais eu le sentiment d'être «maîtresse» de quoi que ce soit… Mais pour accepter un prix, il faut qu'il corresponde à ce que j'ai pu essayer de faire dans mes films, à une réalité ancrée sur terre. Il y a des honneurs qui vont trop loin.
Le réel, quel sens a-t-il pour votre cinéma justement?
Tous mes films démarrent sur des éléments fictionnels. Il y a un conditionnel au départ, une amorce de fiction ou de possible histoire, mais qui doit être nourri par des choses que je connais, que j'ai lues, tangibles, reliées à mes sensations, à mon expérience de vie.
Même dans votre dernier film de science-fiction?
Si si, il est plein d'éléments personnels, peut-être même plus que mes autres films. L'idée par exemple de la peine, l'horreur que j'ai d'imaginer une exécution capitale, le couloir de la mort – je l'ai en moi depuis longtemps. Ou l'idée d'un homme qui devient père par obligation, en raison d'une mère absente ou morte, c'est arrivé dans ma famille. Le film se nourrit de nous. Même l'espace, il n'est pas très difficile à imaginer avec tous les films ou les romans de SF que l'on a vus ou lus.
L'autobiographie, que vous avez rarement abordée frontalement, est donc présente dans chacun de vos films?
L'autobiographie, il n'y a pas besoin de l'attaquer de front, cela voudrait dire que l'on en a peur. Je m'en sers quand j'en ai besoin, elle est à disposition d'un scénario comme une réserve de sensations, de souvenirs. Elle m'a servi, elle me sert. C'est très étrange, une biographie. Tout ou rien: une matière de construction ou un démon à éradiquer. J'ai eu des démons en moi mais ils ne m'ont pas demandé de les terrasser.
Le sentiment d'injustice est-il un moteur de la plupart de vos films?
Oui, j'ai grandi avec l'idée qu'il y avait une justice quelque part. Ce sont les contes de l'enfance qui rétablissent la justice. Quand on devient adulte, on sait que cette justice espérée enfant n'existe pas vraiment, sauf dans l'idéal d'une société démocratique. À l'échelle planétaire, ce n'est pas le cas. Comme dans le film «Titanic»: il y a les 1re, les 2e, les 3e classes et les pauvres sont dans les cales. Quand le naufrage arrive, tout le monde meurt, mais pas tout à fait de la même mort car tous n'ont pas eu la même vie.
Vos films sont des piqûres de rappel de cette injustice?
Je n'oserais pas le dire, mais c'est souvent un sentiment que j'éprouve quand je perçois une déchirure dans une vie, même si le moment en lui-même n'est pas tragique. Pour «J'ai pas sommeil» (ndlr: film de 1994), inspiré d'un fait divers, tout est parti d'une interview que j'ai lue de la mère de Thierry Paulin, le tueur de vieilles dames. Une Antillaise qui avait élevé son fils le mieux qu'elle avait pu et qu'elle découvrait en serial killer. Je me rappelle l'effroi de cette femme qui avait tout donné et estimait désormais avoir mis au monde un monstre. Le voir comme le diable la rassurait peut-être… Ce vertige suffisait pour se lancer dans un scénario. Même si j'ai raconté l'histoire du fils, j'avais toujours la mère en tête.
Le reportage fait aussi partie de votre palette?
Cette recherche, on peut s'en servir ou pas, comme on peut être exact ou pas. Pour «Beau travail», j'ai entrevu les légionnaires s'entraîner à Djibouti, je suis allée à Aubagne où se trouve leur commandement ou à Marseille, du côté de leur hôpital, avec ces tristes convalescents qui avaient quitté leur vie pour une autre car entrer dans la légion, c'est entrer dans sa patrie. «Legio Patria Nostra». Mais ce n'est pas de la documentation. Ce sont des approches pour ressentir des choses qui vont permettre de se mouvoir dans ce trajet, pour être avec.
Certains de vos films vous ont-ils donné l'impression d'être plus proche du réel?
Dans «White Material» (ndlr: 2010, avec Isabelle Huppert), il y a des moments dont je sais qu'ils pourraient être réels. Avec «35 rhums» (ndlr: 2009, avec Alex Descas, un de ses acteurs fétiches), je peux le dire. On a tourné dans l'appartement d'un conducteur de RERB, profession du personnage principal. Je portais aussi en moi un livre sur les banlieues-dortoirs traversées en RER (ndlr: probablement «Les passagers du Roissy-Express», de François Maspero) et j'avais entendu une émission radio incroyable sur les lectures des passagers du RER qui se terminait par une interview d'un conducteur, grand lecteur capable de réciter des passages de son dernier livre, «Mars», de Fritz Zorn. Je lui avais écrit. On ne peut pas faire un film sans sentiments très forts pour ses personnages ou alors on s'en fout et on met en scène les bons et les méchants…
Beaucoup de vos films évoluent dans des univers très masculins…
Je suis d'une génération où les hommes étaient les maîtres du monde. Mais le monde des femmes est aussi dans le champ des hommes. Beaucoup de films d'hommes sont marqués par une forte présence féminine. On aura pourtant tendance à trouver bizarre que les femmes s'intéressent aux hommes. Eh bien non, je suis comme les hommes, je m'intéresse à ce qui a été présent dans ma vie, c'est normal, pas forcément sexuel. Les hommes se laissent aller à leur désir de film. Aujourd'hui, on demande aux femmes de faire des films sur la vie des femmes, d'être sociales… Moi, je m'en fous parce que je crois que le cinéma, il est, de toute façon. Parce qu'il s'adresse à d'autres. Il n'y a pas besoin de servir une cause, le cinéma doit être libre. Libre d'être injuste aussi, d'être dingue, violent et très doux.
Vous avez eu des modèles féminins?
Les femmes, les femmes les plus fortes, je les ai découvertes ado au cinéma où les rapports hommes-femmes étaient alors omniprésents. Je me souviens d'Elizabeth Taylor dans «Soudain l'été dernier», je ne comprenais pas tout mais la puissance de cette femme emportait. Ou Ingrid Bergman chez Hitchcock. Les femmes règnent chez Mizoguchi. Dans ma génération, il y a eu Anna Karina, Juliet Berto. La première fois que j'ai vu Juliette Binoche à l'écran, ce fut une révélation d'être femme.
Vous avez remis le Prix de la meilleure réalisation à Roman Polanski lors des César. Vous ne semblez pas avoir cillé lors de ce moment difficile?
Je ne vote pas mais la réalisatrice Mati Diop voulait que je sois présente, comme marraine du jeune acteur de son film «Atlantique». Les César ne voulaient pas de moi, puis ils ont changé d'avis, j'y suis allée sans savoir que j'allais devoir remettre un prix avec Emmanuelle Bercot, que j'aime bien. La veille de la cérémonie, j'ai su que ce serait celui de la meilleure réalisation. En même temps, avec douze nominations, il y avait des chances d'être confronté à son nom, même si lui et son équipe ne viendraient pas! Quand on a lu son nom, on a su qu'on était dedans, mais est-ce que j'allais ne pas proclamer le résultat après une cérémonie si ennuyeuse, où j'avais entendu des gens le traiter de «nain», de «gnome», déformer son nom? Et les personnes qui s'étaient insurgées étaient dans la salle, elles savaient que ça pouvait arriver. On était dans le même bain et nous étions les mains du destin, de la loterie. Et on a le droit d'aimer son film sans honte. On ne pouvait pas tout arrêter et je ne le dis pas contre Adèle Haenel, qui avait peut-être besoin que cet éclat ait lieu pour s'exprimer. Mais quand vous dites que je n'ai pas été déséquilibrée… ça m'a pris quand même deux soirées.
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