Classique de George OrwellUne nouvelle traduction de «1984» réinvente «Big Brother»
En résidence à la Fondation Ledig-Rowohlt au Château de Lavigny, la traductrice, Josée Kamoun, donne sa version du classique visionnaire alors que son auteur entre dans la Pléiade.

En résidence à la Fondation Ledig-Rowohlt au Château de Lavigny, Josée Kamoun rêvasse à l’infini. «À l’instant où je vous parle, je vois les platanes qui ont accueilli l’attelage de Voltaire. C’est un endroit chargé avec des rencontres fourmillantes, fracassantes, entre jubilation et vertige.» La traductrice émérite, docteure en littérature, lauréate entre autres distinctions du programme Gilbert Musy (Centre universitaire de traduction littéraire de Lausanne), redescend sur terre, dans l’humus encore frais de sa traduction du classique de George Orwell, «1984» chez Gallimard. Le best-seller de la pandémie entre dans la Pléiade, est adapté en BD, inspire des expos. Avec ou sans «Big Brother», telle est la question.
Traduire des classiques déjà visités, est-ce plus compliqué?
Non, sans que cela simplifie la tâche. Il s’agit de moins en moins de corriger un travail bâclé ou censuré. Mon optique tend à proposer une nouvelle lecture inscrite dans un flux. Nous nous faisons une idée du tableau, puis de nouvelles recherches bousculent cette perception. Donc il n’y a pas de vérité ultime, parce que l’œuvre littéraire est aussi une transaction entre celui qui la produit et celui qui la lit.
Les règles de traduction ont-elles évolué, comme en restauration par exemple?
J’aime la comparaison. Voyez Notre-Dame de Paris avec la question de la fameuse flèche. Beaucoup en voulaient la reconstruction à l’identique, au millimètre… avant de découvrir que nombre des détails n’étaient pas d’origine et revenaient à son restaurateur Viollet-le-Duc (1814-1879). Je me suis trouvée dans une situation similaire avec «1984», quand il m’a été reproché d’avoir changé «novlangue» en «néoparler». Or, il n’avait rien d’original (ndlr: «newspeak», langue officielle d’Océania)!
La traduction peut-elle influer sur le genre du roman?
Elle l’interroge toujours! Je crois à ce moment où la traduction pousse des portes inédites, ouvre l’éventail d’autres perspectives. Là encore se mesure aussi la résistance d’une œuvre: l’épaisseur du texte est un appel à recommencer, et dans toutes sortes de langues. C’est ainsi que naissent les classiques.

«J’en ai eu l’intuition d’abord, je voulais recréer la terreur qui, dans mon esprit, ne fonctionne pas au passé simple»
Votre apport a-t-il été de conjuguer le texte au présent?
Loin d’un caprice radical, d’un effet de jeunisme, c’était une question philosophique, linguistique et littéraire. J’en ai eu l’intuition d’abord, je voulais recréer la terreur qui, dans mon esprit, ne fonctionne pas au passé simple. Ensuite, ce «prétérit» en anglais, employé sans cesse dans le récit familier, oral, épique, n’a pas de réel équivalent: notre passé simple crée une distance. Moi, je ne voulais pas de ce fort indice de fictionnalité. De là, je préférais ce temps présent «hors sol».
Pourquoi dites-vous «Grand Frère», pas «Big Brother»?
Franchement, «Grand frère» me semble plus juste. Quand «1984» est traduit pour la première fois en Europe en 1950, seule la France garde «Big Brother». Personne ne sait pourquoi. À l’époque, il n’y a aucune équivoque: ce terme désigne l’Union soviétique, Staline qui tenait les pays satellites sous sa botte. Le problème, c’est qu’avec l’hégémonie de l’anglais, à force de répétition, «Big Brother» est devenu une expression familière. Et je me réjouis de voir comment il finira dans les dernières traductions, cinq en Allemagne, une autre au Canada, une à la Pléiade (ndlr: il devient… Grand Frère). C’est très excitant d’entendre bruisser les feuillets de «1984» aux quatre coins de la planète. Et je n’en écris qu’un parmi tant d’autres, «1984» n’aura jamais de fin.
Est-ce frustrant de ne pouvoir en parler avec l’auteur?
Les deux, mon général! Parfois, je paierais cher pour que l’auteur m’explique à quoi il se référait. D’un autre côté, à part faire tourner les tables pour lui parler…
«Je ne pense pas qu’Orwell était prophétique, il était clairvoyant…»
Orwell, daté ou visionnaire?
Orwell est à la fois très daté: dystopie, uchronie, que sais-je, «1984» dénonce avant tout le système stalinien qui ne cesse de mentir. Son propos est aussi d’attaquer le pouvoir totalitaire, qui dit peut-être la vérité de tout pouvoir. Je ne pense pas qu’Orwell était prophétique, il était clairvoyant…
Qu’apporte-t-il en 2020?
«1984» a connu un regain avant la pandémie. Dans cette transaction créée par l’objet littéraire vient aussi s’imbriquer la vision du monde qui va suivre et celle du lecteur. Il y a donc une projection d’angoisses venues de différentes temporalités. Je suis persuadée que la réception fait partie de l’œuvre d’art. C’est ainsi qu’elle peut se répercuter à l’infini.
Traducteur pour la Pléiade, Philippe Jaworski dit qu’il apprend à se rebeller en toute situation.
Et comment le contredire? Sinon Orwell n’aurait pas écrit. C’est un idéaliste désespéré, trahi, tragique. Peut-être faut-il y voir son «double think», cette double pensée de «1984»: «C’est fichu mais j’y vais quand même». La solution finale des mots, c’est l’extermination de la pensée. Entre autres idées tout aussi fondamentales!
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.