Entre le feu et la glaceJulian Charrière rapproche les pôles
Après une première au MASI à Lugano, le plasticien morgien, 33 ans, est au Kunsthaus d’Aarau dans une exposition à ne pas manquer.

Il y a des icebergs, oui. Des glaces. Fondantes. Errantes. À moins que ce ne soit des drapés plissés par un arcane invisible. Il y a aussi des plans d’eau, ténébreux, et presque aussi huileux qu’une mer de pétrole. Mais est-ce le jour qui défile trempé dans une froide objectivité ou la nuit éclairée par un envoûtement subjectif? Difficile à dire. L’obscurité radicale de la salle du Kunsthaus d’Aarau ne laisse aucune échappatoire et les sens, privés de tout repère, se détachent de leurs certitudes.
D’où viennent ces images? Peut-être d’ailleurs, peut-être de notre pays de glaces de moins en moins éternelles. Peut-être même d’un sortilège totalement artificiel. Intranquille face à cette nature étrangement calme, on est entre la science et la fiction, entre la caresse romantique d’un monde et la gifle d’une beauté froide. Normal! On est dans une exposition du Morgien Julian Charrière. Et le temps n’a plus prise alors qu’il est capital dans la réflexion du plasticien trentenaire. Ce temps, écologique, qui presse. Comme cet espace-temps, mémoire ou poétique, qui ne se laisse ni figer, ni déterminer.
«Si l’art conceptuel peut sembler froid et faire peur, l’esthétique donne les moyens d’entrer en dialogue avec une pièce»
Captif, on resterait des heures à suivre cette danse de glace et d’ombre. Les images de «Towards no earthly pole» s’enchaînent sur 144 minutes, elles se chassent dans un ralenti extrême alors que les pas crissent, inquiets, sur de drôles de billes de bitume synthétique: l’expérience de l’art de Julian Charrière est totale. Et avec un plasticien fusionnant les constats scientifiques, la poésie de la matière, les menaces environnementales, les mystères de l’existence, le choix des hommes… elle est aussi absolue.

L’art de toute façon politique
On se croirait au MoMA à New York, on est à Aarau et on en prend plein les yeux – même si ce n’est pas artistiquement correct de le dire – devant «And beneath it all flows liquid fire». L’eau coule d’une fontaine source de vie. Le feu surgit, flammes de l’enfer. Pourtant leur combat semble étrangement égal. Installation, vidéo, photographie, sculpture, les œuvres du Vaudois établi à Berlin viennent avec leurs silences critiques autopsiant les débats du monde. Et nous, on se mure dans le nôtre. C’est rare une exposition qui bouleverse autant et qui demeure, prégnante.
Sans avoir à feindre l’humilité, Julian Charrière détourne le regard mais, le verbe nonchalant contrastant avec ses pensées qui fusent, il ne se cache pas derrière un rôle. «On vit dans un monde de plus en plus visuel, non? L’impact des arts visuels est donc de plus en plus puissant, et comme le but de l’art est d’interroger la réalité comme la vie quotidienne, il est de fait, politique. Il le devient encore davantage dans un travail comme le mien qui véhicule un message environnemental. On l’analyse souvent à travers des outils politiques, mais il peut se lire de façons très diverses.»
«On vit dans un monde de plus en plus visuel, non? L’impact des arts visuels est donc de plus en plus puissant»
Vu à la Biennale d’architecture de Venise en 2012 avec un lâcher de pigeons teints de toutes les couleurs comme autant de tâches intruses dans l’écologie de la Sérénissime, rencontré en 2018 perché à 1900 mètres sur la couronne du barrage de Mauvoisin avec un défilé photographique de palmiers qui s’éclatent sous les lumières flashy d’une rave party, ou à voir dans les collections permanentes du Musée cantonal des beaux-arts de Lausanne avec une pyramide de noix de coco montée comme on entasse des boulets de canon, Julian Charrière a aussi cet art-là! Celui d’une esthétique discursive comme celui de tenir un propos fort sans qu’il ne colonise l’œuvre. Les pilastres de «Future fossil spaces» qui se dressent comme autant de strates géologiques ou de rappel des façades marbrées des églises de la Renaissance toscane ne crient pas sur leur faîte qu’elles sont en sel. Ce sel qui statufie les désobéissants. Qui apporte du piquant aux discussions. Ou très concrètement ce sel extrait d’un lac asséché des Andes boliviennes qui est aussi la plus grande réserve de lithium au monde.

Mais avant de dégager un avis, c’est la beauté que le plasticien-voyageur extrait des paysages. Des natures souvent vierges qu’il va chercher en explorateur dans les terres les plus inaccessibles, et où il travaille avec son équipe dans les conditions qu’un aventurier ne renierait pas. Par moins 30 degrés dans le Grand Nord. Ou dans les îles tropicales, si paradisiaques à première vue et pourtant si radioactives. Il en a ramené la série de clichés de «First light». On dirait qu’une poussière scintillante d’étoile a envahi le paysage, ce n’est que le résultat de la projection de grains de sable contaminés sur la pellicule avant le développement. Ou… la preuve d’une suresthétisation qui cache bien son jeu de critique, parfois cynique.
«Je viens en quelque sorte d’une tradition paysagère et je vais vers des plastiques qui m’intéressent»
Le fan de Jules Verne remarqué par la scène internationale dans une performance brûlante au sommet d’un iceberg, le Morgien représenté par des galeries incontournables dans le monde de l’art contemporain avance… lucide. Il le sait, l’art conceptuel peut faire peur. «S’il peut sembler froid, l’esthétique donne les moyens d’entrer en dialogue avec une pièce. On peut s’arrêter là, ou choisir d’aller plus loin. Si j’ai aussi mes héros dans le land art et l’art minimaliste, en fait je viens de la photographie comme d’une tradition paysagère. Mais je suis définitivement un artiste conceptuel qui part d’une idée en essayant de trouver la forme qui la cristallisera le mieux. Photographie. Sculpture. Vidéo. Il m’arrive de ne pas trouver, glisse-t-il, et d’essayer tous les médiums. Il faut laisser venir la stupeur… Si je n’arrive pas à me surprendre, comment puis-je surprendre le public? Ce qui signifie aussi l’émerveiller.»

Aarau, Kunsthaus
Jusqu’au 3 janv 2021, du ma au di (10h-17h), je (10h-20h)www.aargauerkunsthaus.ch
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