
Après le gaz, le manque de nourriture? Le réveil est brutal. Il y a trente ans, l’Europe ne savait plus comment gérer ses surplus agricoles, expédiait des wagons entiers de viande en Russie, affamée au lendemain de la chute du mur de Berlin. Ces jours, l’Europe découvre qu’elle va devoir suspendre les jachères, planter des tournesols pour combler la baisse des importations d’huile végétale en provenance d’Ukraine (48% de sa consommation). À Berne, les élus du monde paysan crient au loup et exigent un nouveau plan Wahlen.
La guerre nous rappelle une vulnérabilité que nous avions, une fois encore, sous-évaluée. Si la Suisse sera peu touchée par les pénuries qui se feront sentir dès l’automne au Moyen-Orient et en Afrique du Nord, la flambée des cours des matières premières agricoles annonce un monde de plus en plus instable, au fur et à mesure que les grands pays exportateurs commenceront à restreindre leurs exportations.
La Russie le fait déjà depuis plusieurs mois. Avec l’Ukraine, la Russie fournit près de 6% des calories alimentaires consommées par la planète, près du tiers des céréales panifiables et fourragères… Et pour ne rien arranger, Russie-Biélorussie et Ukraine sont les premier et sixième exportateurs mondiaux d’engrais azotés, de phosphate et d’ammoniac, qui dopent les rendements agricoles mondiaux depuis plusieurs décennies. L’explosion des prix et la retenue des paysans à les épandre en grandes quantités pourraient faire baisser les rendements de 10 à 20% alors qu’une baisse de 1 à 2% suffit déjà à créer des pénuries régionales!
«L’agriculture biologique n’est qu’une niche en Europe et dans le monde. La combinaison d’une productivité forte et d’une durabilité élevée est la voie que nous devons suivre aujourd’hui. Il faut plus que du bio!»
La crise agricole est une sœur siamoise du réchauffement climatique. Elle est en marche depuis très longtemps. Les symptômes sont connus: l’agriculture moderne est trop dépendante des énergies fossiles (engrais, pesticides, etc.); beaucoup de bonnes terres sont souillées ou proches de l’infertilité; l’arrosage est trop intensif et peu durable; l’urbanisation détruit partout les terres arables, etc. On sait qu’il sera plus difficile de nourrir de manière durable l’humanité que de sortir des énergies fossiles. Car les changements dans l’agriculture prendront beaucoup de temps et mettent en jeu des intérêts sociaux très sensibles, comme les habitudes alimentaires et le pouvoir d’achat des plus vulnérables.
Il y a bien l’agriculture biologique. Mais comme le dit dans la FAZ* Urs Niggli, fondateur de l’Institut de recherche de l’agriculture biologique suisse et référence scientifique mondiale, «l’agriculture biologique n’est qu’une niche en Europe et dans le monde. La combinaison d’une productivité forte et d’une durabilité élevée est la voie que nous devons suivre aujourd’hui. Il faut plus que du bio!»
En clair, il faudra agir sur plusieurs fronts et éviter les dogmes et les solutions simplistes. Comme vouloir se passer de viande dans des régions où il est vital de pouvoir compter sur le bétail et les prairies pour apporter suffisamment de protéines aux humains. Ou convertir le monde au véganisme et décréter une interdiction absolue des OGM et pesticides.
À l’évidence, les coûts de l’alimentation seront orientés à la hausse après de longues décennies de stagnation, en particulier dans les pays riches. La dégradation des milieux naturels et des terres agricoles rend plus difficile encore une transition écologique que l’on sait impérative mais qui n’a été que très partiellement prise en compte dans les réflexions sur la sécurité alimentaire. La guerre contre l’Ukraine et ses conséquences agricoles jettent une lumière crue sur l’impasse écologique que cachait le miracle des rendements boostés par les engrais d’origine fossile et les bas coûts de l’énergie.
Le réveil est brutal. La priorité immédiate: produire plus et planifier le plus rapidement possible une transition écologique que l’on imaginait progressive mais qu’il faudra accélérer dans l’urgence d’une guerre que l’on pensait improbable. Crises agricole et écologique vont de pair.
*«Franckfurther Allegemeine Zeitung» (FAZ.net).
pierre.veya@lematindimanche.ch
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La chronique économique – La fin des illusions agricoles
La guerre contre l’Ukraine met en lumière une fragilité extrême de la production alimentaire mondiale. Crises agricole et écologique vont de pair.