La modernité folle de «La Prose du Transsibérien»
La Fondation Michalski, à Montricher, présente trois exemplaires du «livre simultané» créé en 1913 par Blaise Cendrars et Sonia Delaunay.

En 1913, Blaise Cendrars est un auteur inconnu, qui a publié 25 exemplaires de son poème Les Pâques. Né Frédéric-Louis Sauser en 1887 à La Chaux-de-Fonds, il arrive de New York après avoir découvert la Russie, envoyé par sa famille en apprentissage chez un horloger suisse. Il a désormais le regard et l'ambition tournés vers Paris. Chez Guillaume Apollinaire, chef de file de l'avant-garde, il rencontre le couple de peintres Robert et Sonia Delaunay. Elle est originaire d'Ukraine, et l'amitié immédiate qui se noue avec le jeune auteur se double d'un imaginaire commun lié à la Russie. Tandis que Cendrars lui fait parvenir les premières feuilles de son poème consacré au Transsibérien, ligne ferroviaire fraîchement construite qui ne court pas encore jusqu'à Vladivostok, son terminus, Sonia formule l'idée d'un livre vertical.
Ensemble, ils vont créer un objet artistique inédit: La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France. La Fondation Michalski, à Montricher, a souhaité rendre hommage avec sa nouvelle exposition à ce livre tableau hors norme, par sa forme, son propos et les moyens engagés pour sa réalisation. L'entreprise d'envergure, financée notamment par l'argent que Cendrars hérite d'un oncle de Zurich, fait intervenir plusieurs corps de métiers, du marchand de couleurs qui broie ses propres pigments au typographe-compositeur plaçant manuellement chaque caractère, sans oublier l'ouvrier pocheur qui appose les touches colorées.
Imprimée sur du parchemin, du papier japon impérial ou du simili-japon, le poème s'étire sur 2 mètres. Plié en deux puis en accordéon, il forme alors un livre de poche narrant l'épopée du poète le long d'un Transsibérien fantasmé, dans un voyage qui aboutit à Paris. Avec toujours cette phrase revenant comme le roulis du train: «Dis Blaise, sommes-nous bien loin de Montmartre?» Car la capitale française représente pour le jeune Suisse son rêve de devenir un écrivain français.
Le premier «livre simultané»
L'œuvre est annoncée dans la presse comme le premier «livre simultané». Le terme, jusqu'alors utilisé en peinture, désigne la juxtaposition des couleurs pour créer un effet de mouvement. Sa transposition littéraire va générer une querelle esthétique énorme. «Le poète Henri-Martin Barzun, auteur d'une démarche polyphonique qui veut exploiter simultanément les cinq sens au cœur d'un mot, revendique la paternité de l'écriture simultanée, il va lancer une campagne de dénigrement transformant les deux artistes en «fumistes», raconte la commissaire d'exposition Christine Le Quellec Cottier, maître d'enseignement et de recherches à l'Université de Lausanne et directrice du Centre d'études Blaise Cendrars.
Pour qualifier sa démarche, Cendrars parlera aussi d'un «profond aujourd'hui», qu'il veut faire ressentir en créant des effets de sens et de perception, sans toutefois la théoriser. «Les virulentes attaques ont joué en défaveur de ses auteurs, La prose ne s'est presque pas vendue», observe la spécialiste. Cendrars lui-même abandonne: «En 1914, il écrit Le Panama, il est passé à autre chose, il ne veut plus qu'on lui parle de cette querelle.» La Première Guerre mondiale viendra ensuite bousculer tout cela. Cendrars, engagé volontaire du côté de nos voisins, y gagnera la nationalité française, mais perdra le bras qui a écrit le poème fleuve.
Or, tandis que Barzun sera oublié, La prose passera à la postérité: «Cette œuvre a complètement révolutionné le livre d'artiste en France, estime Christine Le Quellec Cottier. À part Mallarmé, les écrivains proposaient d'un côté le texte et de l'autre les illustrations. Les deux choses sont pour la première fois pensées ensemble, pour se compléter.»
Un objet de bibliophile
La spécialiste de Cendrars souligne aussi le caractère novateur du texte: «La puissance d'évocation, les images n'ont absolument pas vieilli. On est emmené dans des univers tant suggestifs qu'intérieurs. La petite Jehanne, figure provocatrice et sans complaisance, a gardé toute sa force 100 ans après.» Le livre tableau a d'ailleurs ensuite trouvé son public: «Dès la fin des années 1920, les prix ont pris l'ascenseur. C'était déjà un objet de bibliophile à sa création, avec des prix allant de 50 à 500 francs, alors que le salaire moyen de l'époque était de 2000 francs.» Personne ne sait combien d'exemplaires ont finalement été fabriqués. Les décomptes réalisés par des passionnés oscillent autour de 80, mais il n'est pas dit que d'autres ne surgissent pas un jour.
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