La ville durable est-elle sexiste?
Une étude démontre que les femmes sont lésées par l'évolution écologiste des cités.

Une ville verte, économe en énergies, faible en production de CO2: la lutte contre le réchauffement climatique et la pollution devient le défi toujours plus sérieux des politiques urbaines. Le développement des transports publics, l'encouragement de la mobilité douce ou l'éclairage intelligent font partie des mesures visant à atteindre l'objectif de la société à 2000 watts.
Et si la ville respectueuse de l'environnement cachait un effet pervers? Selon les recherches menées par le géographe Yves Raibaud, maître de conférences à l'Université de Bordeaux, les solutions pour une cité durable creuseraient les inégalités entre les sexes. Sous l'intitulé «Ville durable, ville misogyne?» le professeur a présenté les résultats de ses travaux la semaine passée à l'Université de Neuchâtel, à l'occasion d'un café scientifique. «Le titre de la discussion est un peu provocateur, consent-il en préambule. Plutôt que de misogynie, il s'agirait plutôt de sexisme.»
La nuance n'améliore guère le constat. Les enquêtes scientifiques menées par Yves Raibaud ont l'art de pointer des évidences qui restent pourtant à la surface de la conscience. Le chercheur donne l'exemple de la mobilité douce. Certes, le vélo et la marche présentent l'énorme avantage de ne produire aucune émission de C02, mais l'abandon de la voiture peut s'avérer très handicapant dans l'accomplissement des tâches quotidiennes d'une femme. «Malgré l'évolution des mœurs, des tâches comme les courses, le transport des enfants à l'école, voire celui des personnes âgées et handicapées, reviennent encore en grande majorité aux femmes», souligne Yves Raibaud. De fait, des études réalisées entre 2010 et 2014 dans la métropole bordelaise montrent que la gent féminine abandonne le vélo à la naissance du deuxième enfant. Ainsi, 60% des cyclistes sont des hommes. Ce taux s'élève à 70% aux heures d'embauche et à 80% la nuit.
Le fait que les femmes délaissent le vélo aux heures sombres pointe un autre facteur: le sentiment d'insécurité. Dans certains quartiers ou à la tombée du jour, la voiture offre un rempart bien plus efficace que la bicyclette et la marche contre le harcèlement de rue et les agressions sexuelles. La même problématique se rencontre dans les transports en commun et le covoiturage. «Les chiffres sur le harcèlement de rue sont assez effrayants, relève l'expert français. Lors des questionnaires, absolument toutes les femmes, quels que soient leur âge et leur origine, ont déclaré avoir peur dans la ville la nuit.» Selon le rapport 2015 du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, 100% des femmes en ont déjà été victimes, dans la rue comme dans le métro ou le bus.
Une ville par et pour les hommes
Pour le chercheur, la composante sexiste des villes est alimentée par le fait que celles-ci sont pensées et régies par des hommes. «Les architectes, urbanistes, ingénieurs, responsables des finances ou des transports sont à très forte majorité de sexe masculin.» En 2010, l'Université de Bordeaux a étudié le manque de présence de femmes dans le processus décisionnel lors d'une consultation participative sur l'aménagement de l'espace urbain menée sur six mois. Sur la centaine de citoyens, experts, élus et responsables associatifs qui ont participé, seuls 23% étaient des femmes. Et leur temps de parole n'a atteint que 10%. Quant à la part des expertes féminines, elle était carrément de 0%. Ce n'est pourtant pas faute d'avoir essayé. «Les femmes n'étaient tout simplement pas «prioritaires» aux yeux des présidents de séances, notent les auteurs de l'étude. Des mesures quantitatives (temps de parole) et qualitatives (pertinence de l'intervention) le prouvent.»
Les préoccupations concernant les enfants, les personnes âgées ou la sécurité ont ainsi trouvé très peu d'écho, considérées comme des cas particuliers, et surtout comme dérisoires face à l'enjeu de la ville durable. «L'évocation du réchauffement climatique, de la pollution et de la protection de l'environnement a un effet anxiogène et culpabilisant, souligne l'étude. Comment oser dire qu'on a besoin de la voiture pour accompagner les enfants ou qu'on a peur de marcher dans la ville le soir lorsqu'il s'agit de l'avenir de la planète et de l'intérêt général?»
Les femmes reléguées à la maison
Selon Yves Raibaud, certaines priorités reflètent cette absence de sensibilité féminine. «On décide de diminuer et d'éteindre de bonne heure les éclairages de rue dans un souci d'économie d'énergie, ce qui ne fait pas le bonheur des piétonnes», cite en exemple le professeur. D'un autre côté, on continue d'éclairer massivement les stades de football et d'en arroser abondement les pelouses sans remise en question. «Or, si on compte le public présent sur les gradins, sur 40 000 places il ne doit pas y avoir plus de 10 000 femmes.»
La théorie d'Yves Raibaud s'illustre d'ailleurs parfaitement avec la gestion étatique des infrastructures de loisirs et de sport. L'analyse des budgets montre très clairement que les montants alloués aux structures réservées aux activités des garçons sont bien plus importants que ceux des salles de danse ou de gymnastique.
Ainsi à Bordeaux, pratiquement 100% des utilisateurs des équipements sportifs d'accès libre sont des garçons (100% pour les stades, 95% pour les skateparks). De manière générale, le sexe fort domine l'occupation de l'espace public: les garçons représentent 75% à 80% des utilisateurs réguliers des maisons de quartier, maisons de jeunes ou clubs de prévention et près de 80% des salles et lieux de répétition de musique.
Les responsables municipaux expliquent ces chiffres par le besoin d'occuper les jeunes afin de canaliser leur violence. Une mauvaise solution, aux yeux d'Yves Raibaud. «La démarche aboutit probablement au résultat inverse. Non seulement elle conduit à l'appropriation de l'espace public par les garçons, reléguant la femme à la sphère privée, derrière les murs. Et puis, laisser les garçons entre eux a justement tendance à encourager les attitudes viriles et machos. Le sexisme et l'homophobie sont nettement moins présents dans des groupes mixtes.»
Solutions simples
L'étude d'Yves Raibaud se termine sur un paradoxe. Selon les enquêtes des réseaux européens et internationaux, la gestion quotidienne des économies d'énergie, des déchets, de l'alimentation, de la santé continue d'incomber majoritairement aux femmes. Au final, la ville durable est la ville rêvée de l'homme, souligne le géographe. Celle qui prête à la flânerie et à la contemplation des femmes. Or une cité verte et moderne devrait être celle où les femmes peuvent également évoluer en se sentant en sécurité. Avec des solutions simples, comme des transports publics assez larges pour éviter une proximité indésirable, des abribus transparents, des espaces dégagés. «C'est dans ces termes-là qu'il faut réfléchir à la ville, et pas uniquement en se focalisant sur les micropolluants et les économies d'énergie. Faute de quoi les nouvelles pratiques de la ville durable pourraient bien n'être que les nouveaux habits de la domination masculine.»
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