Podcast «Covid, les mondes d’après»: le texte du premier épisode«Le dernier signal», une nouvelle de Cédric Teixeira
Bientôt minuit. Les bruits de la rue, portés par le souffle tiède de ce soir d’été, s’insinuent par la fenêtre entrouverte de mon appartement. La foule profite des derniers instants de liberté avant le confinement. Dans quelques minutes, le Signal, silencieux, retentira, et chacun regagnera docilement son bercail.
Dans ma tête, un flash-back des premiers confinements. La population ne supportait plus ces entraves répétées à la liberté. Mais il le fallait, le virus refusait de plier. Il mettait à terre l’économie et saturait les hôpitaux. La grogne populaire montait. L’équation devenait trop complexe pour les autorités, qui ne savaient comment combattre un ennemi invisible attaquant sur tous les fronts: sanitaire, économique, social… La situation était inextricable.
En bons Homo sapiens numericus qui se respectent, c’est dans la technologie que nous avons trouvé la délivrance. Une technologie nommée SCAD-IA – Système de collecte, analyse et décision. IA, c’est pour Intelligence artificielle. Ce système, je le connais bien, j’en suis le concepteur. Scadia est d’une efficacité redoutable pour gérer l’épidémie. Cette IA auto-apprenante et connectée récolte toutes les données possibles liées de près ou de loin au virus. Elle les croise, les analyse, puis élabore des stratégies. C’est elle qui décide quand et comment confiner. Elle connaît l’état de santé de chacun d’entre nous et sait nous persuader de respecter le confinement. Comment? Grâce à l’Implant et au Signal.
L’Implant, c’est une puce bardée de capteurs, pas plus grosse qu’une tête d’épingle, qui analyse tout ce qui se passe dans notre corps. Je me demande encore comment les gens avaient accepté de se faire injecter ce truc. Je crois qu’à l’époque, ils étaient prêts à tout pour retrouver un semblant de vie normale.
Le Signal, c’est une onde électromagnétique qui traverse notre cerveau par l’intermédiaire de l’Implant. Une fois qu’il rayonne dans notre cortex, en début de confinement, on entre dans une sorte de léthargie. Ne persiste alors pour seule résolution que rester à la maison pour dormir et manger. Toute sortie est prohibée. De toute façon, avec l’Implant, notre cerveau n’envisage même pas cette option. Des drones sillonnent la ville pour nous rationner en nourriture et en biens de première nécessité. Des semaines, voire des mois plus tard, Scadia envoie le signal de déconfinement. On émerge alors, comme un lendemain de cuite, avec un mal de crâne qui tambourine, sans aucun souvenir de notre claustration. Puis la vie reprend, jusqu’au confinement suivant.
Scadia évolue avec le virus. Elle enrichit continuellement ses analyses de nouveaux paramètres et ses décisions gagnent en efficacité… et en opacité. Les confinements s’éternisaient et je n’en comprenais pas les raisons. J’ai passé en revue le code, les données, les algorithmes… C’est il y a quelques jours que j’eus une intuition en remarquant une caméra de surveillance urbaine se déclencher au passage d’un oiseau. Je savais que ces caméras constituaient une vaste source de données pour Scadia. On avait également observé le retour en ville de certaines espèces animales et végétales pendant les confinements. J’ai alors découvert que Scadia intégrait maintenant les critères environnementaux en priorité haute dans ses analyses, avec les bénéfices sur la nature de notre inactivité. À l’inverse, les déconfinements déclenchaient des pics de stress environnementaux à cause de notre surconsommation de rattrapage. Dans sa logique d’autoapprentissage et d’adaptation à la situation en perpétuelle évolution, SCAD-IA ne se contentait plus de nous préserver du virus. Elle avait élargi le périmètre de sa mission de protection à toutes les espèces vivantes. Je n’étais même plus certain que le virus courait encore.
Je viens de découvrir autre chose. Le confinement qui débutera dans quelques minutes sera le dernier. Je ne trouve dans la mémoire de SCAD-IA aucune planification du déconfinement. Elle va nous endormir pour une durée indéterminée. Elle va libérer durablement la nature de notre emprise.
La rue devient subitement silencieuse. Un frisson m’électrise l’échine et je me sens vaciller. Le Signal.
Des grattements à la porte. Je sors de mon lit dans un état de semi-conscience, comme émergeant d’un rêve interminable. Engourdi, je me traîne jusqu’à la salle de bains. Des milliers d’emballages de barres énergétiques jonchent le sol. Le choc dans le miroir: barbe hirsute, rides creusées, cheveux blanchis… Combien de temps?
Je sors dans la rue. La ville aussi a vu son visage métamorphosé. Une végétation lascive a dévoré chaque centimètre carré de bitume. L’agitation d’antan, cette fourmilière humaine, a cédé sa place à une peuplade d’oiseaux et de mammifères. Un loup juché sur une carcasse de voiture rouillée me toise de ses grands yeux jaunes. Je suis chez lui.
Une brise caresse mon visage. L’air ne m’a jamais semblé aussi pur. Je ne me suis jamais senti aussi vivant.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.