Pratiques éditoriales«Le monde du livre a repris les codes d’Hollywood»
Analysant notamment le cas Dicker, le chercheur et écrivain Jérôme Meizoz tire la sonnette d’alarme face à un appauvrissement de la «bibliodiversité».

«Un écrivain est-il un vendeur d’aspirateurs comme un autre?» Reprenant le titre d’un article du «Matin» de 2015, Jérôme Meizoz apporte des réponses étayées et nuancées dans «Faire l’auteur en régime néo-libéral».
Professeur associé de littérature française à l’Université de Lausanne (UNIL), le Valaisan a livré de nombreuses études comme «La littérature en personne», dont son nouveau livre constitue en quelque sorte le prolongement. En parallèle, il poursuit une activité d’écrivain qui mêle roman, regard sociologique et poétique, et autofiction («Séismes», «Haut val des Loups», «Faire le garçon» (Prix suisse de littérature) ou «Absolument modernes»).
Dans cet ouvrage de recherche, il pointe une perte de diversité dans les genres littéraires, observant de nombreux éditeurs plus désireux de dénicher un nouveau Dicker, sur lequel il s’arrête longuement, qu’à valoriser des œuvres singulières. Entretien.
La marchandisation du livre, ce n’est pas nouveau…
Non. Cela remonte aux années 1830, mais il y a eu une accélération du phénomène dans les années 1980, liée à la concentration de grandes maisons d’éditions, reprises par des groupes dont le livre n’est pas l’activité première. Cela a induit des politiques de plus en plus orientées sur les résultats, avec un poids important des commerciaux, un peu comme dans les studios hollywoodiens. Toute l’édition ne fonctionne pas comme ça, mais c’est une tendance lourde.
Vous évoquez des bibles du best-seller. Que contiennent-elles?
Il y a de nombreux manuels avec des trucs pour faire un roman vendeur… Ce qui m’a fasciné, c’est moins leur contenu que le fait qu’ils existent. Les codes proposés viennent du scénario de cinéma, avec un arc narratif très clair, une problématique ou deux au maximum, des personnages auxquels on
peut s’identifier, une ou deux situations de crise, et un vocabulaire simple.
Certains brocardent ces schémas…
Des auteurs plus expérimentaux détournent ces formes pour ridiculiser leurs stéréotypes et leur côté mécanique. Je pense à Tanguy Viel, Eric Chevillard, Jean Echenoz.
Vous reprenez d’ailleurs les constats empreints d’humour désabusé de Chevillard en exergue des chapitres…
Oui, parce que Chevillard incarne la figure de l’auteur qui a une très belle œuvre, techniquement irréprochable, mais qui souffre de ne pas être suffisamment reconnu, et en parle avec beaucoup d’autodérision.
La littérature est-elle devenue synonyme de roman?
C’est le cas dans le grand public, et les prix les plus prestigieux sacrent des romans. Le reste est de plus en plus invisibilisé. Je suis inquiet de cette réduction de la «bibliodiversité» dans le paysage éditorial. Ces trente dernières années, des collections ont disparu et des genres s’étiolent, comme la nouvelle, pratique capitale aux États-Unis mais minorisée en France pour des raisons commerciales.
Les auteurs sont de plus en plus priés de se montrer…
Oui, il y a vraiment une demande d’incarnation, comme si le livre ne suffisait plus, alors qu’il est fait pour circuler en l’absence de la personne. On peut toujours passer un moment avec Proust même s’il est mort. Cette incarnation de l’auteur pousse à faire un lien très direct entre la personne et ses écrits. Or certains auteurs préféreraient laisser parler leurs textes.
«Jusque-là, la tête des auteurs comptait relativement peu.»
Vous relevez une forte demande en «belles gueules»…
On assiste à l’importation des exigences télévisuelles et cinématographiques dans un circuit littéraire pour lequel jusque-là la tête des auteurs comptait relativement peu.
Il y a aussi des primes aux jeunes auteurs?
Oui, et pas seulement à cause de la question de la jeunesse, mais aussi du premier roman, qui a plus de chances d’attirer l’attention, alors que pour le deuxième, et le troisième surtout, c’est plus difficile.
Vous pointez aussi la tendance médiatique à parler surtout des auteurs connus…
Je n’ai pas à me prononcer sur ces logiques, mais elles me frappent en tant qu’observateur. Tout comme le fait de ne plus considérer les écrits dans la globalité d’une œuvre mais au coup par coup.
Vous reconnaissez à l’université une certaine cécité sur le contemporain, mais c’est en train de changer?
On enseigne de plus en plus la littérature contemporaine, les étudiants la demandent. On invite des auteurs vivants qui proposent selon nos critères une littérature inventive: Olivia Rosenthal, Pierre Bergounioux, Pascale Kramer…
Vous ne condamnez donc pas les rencontres avec les écrivains, ni le fait qu’ils portent leurs textes en public?
Non, pourvu qu’il y ait là une occasion de création, comme dans le duo NoMi NoMi formé de Noëlle Revaz et Michael Stauffer. Ils incarnent leurs textes sur scène en français et en allemand, et en font l’objet d’un jeu artistique entre les langues pour articuler un propos sur la Suisse.
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