Le noir nombril du monde de Pajak
Expo à Pully, sixième «Manifeste incertain», livre d'entretiens: le dessinateur-écrivain est partout. Aussi à Morges durant le week-end
Ses iris d'un bleu légèrement métallisé lui confèrent un regard plus aérien que celui qu'il décoche, luisant d'ombres, depuis l'autoportrait ornant la couverture d'Un certain Frédéric Pajak, livre d'entretiens qui vient de sortir, tout comme le 6e volume de son Manifeste incertain. Son actualité éditoriale se double d'ailleurs d'une exposition au Musée d'art de Pully, qui explore son œuvre graphique et donc les aléas de ses visions. Le dessinateur-écrivain qui considère «l'interprétation du ciel, à l'encre de Chine, comme une absurdité, mais aussi comme un défi», conserve pourtant dans les deux cas cette façon de scruter dont on ne sait si elle vise un horizon lointain ou un repli intérieur.
Plus autobiographique que jamais
«Je ne dessine que deux mois par an et produis donc 150-200 dessins dans un laps de temps assez court. Je travaille sur des périodes longues d'une quinzaine d'heures d'affilée. Je cherche un état hypnotique, presque inconscient, propice au surgissement. Je ne dessine pas l'arbre que je vois, mais j'ai souvent besoin de voir l'arbre devant moi pour dessiner.» Plus autobiographique que jamais dans son dernier Manifeste incertain, série envisagée comme «un livre sans fin» mais qui s'arrêtera au 9e opus, l'artiste et éditeur de 62 ans revient, dans cet ouvrage sous-titré Blessures, sur des épisodes douloureux de son passé, mais sans céder à un dolorisme psychanalytique. La mort du père, le délaissement de la mère. Pas un hasard si, à Pully, son portrait de Freud en jouxte trois de Joyce. «Joyce détestait Freud. Il avait réalisé que leurs noms avaient la même signification – joie – et trouvait le rapprochement fâcheux.»
«Je n'ai pas fait de psychanalyse, mais cela fait du bien de dire les choses. Il s'agit surtout de trouver une forme pour pouvoir dire ces blessures»
Tout comme il assure s'être intéressé aux figures qui peuplent ses livres (Nietzsche, Benjamin, Pavese…) pour leur étrangeté – «des auteurs que j'avais lus trop jeune et auxquels je revenais pour les comprendre» – il est aussi retourné dans sa jeunesse pour mieux délimiter ses «cicatrices». «Je n'ai pas fait de psychanalyse, mais cela fait du bien de dire les choses. Il s'agit surtout de trouver une forme pour pouvoir dire ces blessures. La forme transgresse le chagrin ou le deuil. Il ne s'agit pas seulement de raconter, mais de trouver sous quelle forme on raconte quelque chose de personnel et dont tout le monde peut dès lors s'emparer.»
L'eau et l'huile du texte et du dessin
Frédéric Pajak a dû atteindre ses 45 ans pour découvrir cette alliance singulière du dessin et du texte – deux langages qu'il qualifiera d'abord «d'ennemis» avant de «trouver le mot juste: étrangers» – qu'il pratique en déjouant les attentes illustratives. Comme l'eau et l'huile ou comme deux lignes parallèles encadrant le même indicible, l'image et l'écriture dansent chez lui une étrange dialectique, se frôlent sans jamais totalement se superposer ni même se croiser. Ce dédoublement de la forme en induit d'autres et, dans chacune de ces pratiques, il explore des variations fortes, passant, dans ses textes, de préoccupations philosophiques ou critiques à des joies culinaires, des dialogues, et, dans ses dessins, d'une fascination pour le foisonnement végétal à des perspectives urbaines, des portraits pénétrants, des scènes historiques.
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Manifestant peu d'orgueil pour les prix qui lui ont été décernés (Médicis de l'essai, Prix suisse de littérature…), il est toutefois sensible d'avoir été reconnu dans le champ littéraire. «Ma crainte a toujours été que l'on considère mes livres comme de la BD, alors que c'est tout l'opposé.» S'il insiste volontiers sur son intérêt pour l'écrit, sa fascination le ramène pourtant souvent au dessin, générateur de vertiges dans ses pages. Un refus de se mesurer au père, artiste peintre? Peut-être. «Quand je dessine sa Citroën sur la route où mon père a trouvé la mort dans un accident, le dessin a cette capacité étonnante de dire: quelque chose va arriver. L'écrit peut aussi le faire, mais pas ainsi…»
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Morges, Le livre sur les quais Ve 1er sept. (16 h 30-17 h 45) au Grenier Bernois, table ronde «Mémoires de nos pères». Dédicaces du ve 1er au di 3 sept. www.lelivresurlesquais.ch
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