J’avoue: quand les talibans ont promis d’instaurer en Afghanistan un gouvernement «inclusif», je n’ai pas pu, malgré le tragique absolu de la situation, réprimer un éclat de rire. Haha, on se réjouit de voir ces enturbannés exhiber le point médian dans leurs communiqués: «Toutes les récalcitrantes à l’inclusivité auront la tête tranchée».
OK, j’arrête, on ne rit pas des talibans. La question est: les talibans se rient-ils de nous? Est-ce un hasard si, dans la première conférence de presse marquant leur victoire totale sur les États-Unis, ils choisissent, pour montrer patte blanche comme l’ours blanc devant le pot de miel, un terme qui évoque les acquis les plus pointus de la bien-pensance occidentale? Certes, l’adjectif «inclusif» ne renvoie pas qu’au point médian et aux WC respectueux de la fluidité de genre. Mais les maîtres de Kaboul sont désormais experts en réseaux sociaux, la connotation hautement woke du terme (en anglais comme en français) ne leur aura pas échappé. Je doute que leur choix lexical soit innocent, j’y vois un pied de nez verbal à l’Empire du bien.
Quittant - ou croyant quitter - la scène désolante de l’actualité, je me suis lancée dans l’exploration du champ sémantique de l’adjectif «inclusif». Et j’y ai découvert une créature linguistique profondément troublante, qui me renvoie illico à des préoccupations extragrammaticales: le «nous» exclusif, qui s’oppose au «nous» inclusif.
Comment? «Nous» n’est-il pas inclusif par essence, l’incarnation lexicale du vivre-ensemble? Eh bien non, ce n’est pas si simple. Car le pronom de première personne du pluriel peut être employé tantôt en incluant, tantôt en excluant celle ou celui à qui on s’adresse. Exemple où il l’inclut: «Nous sortons danser, tu es prête?» Exemple où il l’exclut: «Nous sortons danser, n’oublie pas la lessive!»
Il se trouve que dans de très nombreuses langues, comme le vietnamien ou le tamoul, il y a deux mots distincts pour dire ces deux «nous»-là. Les langues européennes, elles, ignorent la «clusivité» du «nous», comme l’appellent les linguistes. Elles restent dans l’ambiguïté. Elles ont, en quelque sorte, le «nous» trompeur, avec ce pronom unique qui exprime tantôt un être ensemble accueillant pour tous, tantôt un entre-soi sans l’Autre, voire contre lui. Comme dans: «Nous sommes au regret de vous annoncer que votre demande d’asile a été rejetée».
Où l’on apprend à se méfier de ce qui brille de l’apparence de l’inclusivité. Pas seulement en Afghanistan.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.
Tout va bien – Le «nous» exclusif