Chaque matin depuis des jours, c’est la même angoisse, sourde et terrible. Balayant l’espace d’un regard apeuré, l’homme traverse la grande salle encore déserte. Son front est brûlant, sa bouche sèche. Sur le tissu bon marché de son gilet aux couleurs du grand magasin pendouille, mal agrafée, une broche indiquant son prénom. Il fixe la porte principale. C’est l’heure, les premiers clients vont arriver… Quelque part dans les tréfonds de l’immeuble, un bourreau anonyme et ricanant appuie sur une touche d’ordinateur. Et l’enfer recommence. «Jingle bells, jingle bells, jingle all the way! Oh, what fun it is to ride in a one-horse open sleigh, hey!»
Qui dira le martyr du vendeur avant les Fêtes? Employés hommes et femmes, jeunes et vieux, tous soumis au même régime de la chanson de Noël triomphante, odieusement enjouée, cruellement carillonnante. Pas un rayon qui n’échappe à l’infâme rengaine. Pas un commerce que n’épargne la bande-son au sirop pseudo-fifties, roucoulée par Dean Martin ou Frank Sinatra dans le meilleur des cas mais le plus souvent abandonnée à des crooners de seconde zone ou à Mariah Carey, quand il ne s’agit pas d’une version instrumentale jouée sur trois doigts par des synthétiseurs en mode crème double.
«J’ai connu un magasin où ils passaient Tino Rossi toute la journée!»
Du matin au soir, et nocturnes comprises, les mêmes mélodies rivalisent d’optimisme béat afin que «la magie de Noël» advienne et remplace dans le cœur des foules l’enchantement du Black Friday, en attendant l’envoûtement des soldes de janvier.
Pour le client, c’est dur. Des études ont cependant prouvé que le tissu nerveux demeure à peu près intact à l’écoute répétée de «We Wish you a Happy Christmas», dès lors que l’exposition n’excède pas quarante minutes. Mais pour le personnel contraint d’entendre en boucle et durant des semaines ces bluettes vaselinées du folklore anglo-saxon, la torture auditive s’ajoute à l’agitation des foules impatientes, au marathon des paquets à emballer et au clignotement fou des guirlandes. On a fermé des prisons de la CIA pour moins que ça.
L’an dernier à la même époque, dans un élan de charité inopinément ravivé par le souvenir ancien de l’Enfant Jésus souriant tout dodu dans sa crèche, et après avoir dû subir deux fois de suite «Last Christmas» de Wham!, alors que je choisissais mes yaourts, je m’enquérais franco de sa résilience mentale auprès de la responsable du rayon. «Franchement, ça va», mentit-elle avec un sourire las. «J’ai connu un magasin où ils passaient Tino Rossi toute la journée!»
Allez, plus que vingt-deux jours.
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Grain de sable – Le père Noël est une ordure