Je n’ai jamais cru la fable disant que l’on écoute des chansons pour se divertir. Je ne crois au fond pas tellement au divertissement. C’est un leurre. Les chansons ont bel et bien une âme, elles vivent, survivent, nous survivent, évoluent, quelle que soit leur nature. Il en existe évidemment juste pour nous faire rire ou danser, croyons-nous, et nous le faisons, mais encore une fois, il s’agit d’abord d’un lien, d’émotion, d’une manière d’atteindre des territoires en dedans de nous, et malgré nous.
Les chansons bougent, ne racontent pas la même chose à tout le monde et au même moment. Est-ce la même énergie que jadis lorsque Diana Ross entonne «I Will Survive» à 78 ans? Vous comprenez que non, soudain elle vous parle de sa mort, et cette scie devient l’histoire d’un dernier souffle qui déchire le cœur.
Le Montreux Jazz Festival a toujours été plein de chansons comme celle-là. Il les traque, je crois qu’il les provoque plus qu’ailleurs à travers l’envie de créer des instants spéciaux, parfois uniques. J’en viens à penser que c’est sa raison d’être, l’addition des refrains agissant depuis bientôt soixante ans comme une sorte de bibliothèque émotionnelle, compression d’histoires, souvenirs partagés ou non: une mémoire vivante, parce qu’en évolution, et très sentimentale. Je suis sans doute archisentimental.
Quand j’entends Nick Cave entonner «O Children», je devine que la chanson ne lui raconte plus, comme à nous, la même chose qu’il y a vingt ans, lorsqu’il l’écrivait. Il a connu des drames personnels, comme on dit, et qu’on le sache ou non, la vibration de sa chanson est passée du danger et de l’inquiétude à celle de la tragédie et des regrets. Elle n’est plus seulement magnifique, elle devient immense et essentielle. Alain Bashung racontait que c’était aux auditeurs de finir ses chansons. J’adore cette idée. Personne n’est ainsi tout à fait d’accord sur ce que signifient ses chansons, il en existe mille interprétations et exégèses, comme pour Dylan: voilà une magie utile et nécessaire.
Le vocaliste de jazz Gregory Porter a cette semaine raconté une histoire miraculeuse lors de son passage à Montreux. Il s’apprêtait à commencer «Water Under Bridges», chanson écrite il y a quelques années sur un thème classique: comment se remettre d’une rupture. Il a confié à la foule que longtemps, chantant cela, il entendait les conseils que lui donnait autrefois son frère pour aller de l’avant. Puis il est mort durant la pandémie. Et maintenant Porter est persuadé que son frère lui parlait et lui parle à travers la chanson de la façon dont il s’agit de se remettre de cette mort. Il a dit que la chanson gardait ainsi son frère vivant, et qu’ils continuaient ainsi à se parler. Les chansons ont une âme, oui, et gardent celles de ceux que nous aimons.
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1000 vies – Les chansons ont une âme