Patrimoine littéraireLes sorcières et les loups-garous du Jura parlent encore
Les contes passionnent Aurélie Reusser-Elzingre depuis l’enfance. La Neuchâteloise les traduit du patois. À savourer avant «d’aller droit câler» au lit.

À quoi rêve Aurélie Reusser-Elzingre ces temps-ci? À en croire le titre de son dernier ouvrage, de «Vouivres, sorcières, grimoires et loups-garous»… Depuis l’enfance, la jeune docteure en dialectologie aime «chneuquer» dans les légendes, fouiller, renifler comme le font les renards.
«Durant mes études en littérature française à l’Université de Neuchâtel, les contes de Perrault, etc., me passionnaient déjà, avec tout le bagage psychanalytique, les filtres dégagés par le Dr Bruno Bettelheim notamment. Puis ma curiosité s’est décalée vers l’étude formelle du récit, depuis la nature primitive du texte jusqu’à ses évolutions successives. Car si la même histoire de base circule depuis l’Antiquité, du Moyen Âge au milieu du XXe siècle, chaque époque et région lui ajoutent des motifs.»
«Pour parler du tabou sexuel avant le mariage, par exemple, le narrateur va indiquer aux garçons de ne pas aller se promener dans la grange.»
Ainsi, explique la conteuse enthousiaste, la réappropriation des mythes semble permanente. «Voyez combien Flaubert ou Maupassant ont mis leur patte sur cette matière brute.» Mais il s’agit aussi de l’inconscient collectif qui «travaille» la thématique. «Mon complice dans ce projet, l’illustrateur Denis Kormann, voit par exemple, une conscience archaïque de l’environnement, déjà inscrite dans notre ADN.»

Prudente, la chercheuse préfère parler d’un autre butin patrimonial. «Là-dedans s’exprime un type sociétal obsolète désormais: des groupes intergénérationnels sous le même toit, des valeurs partagées entre parents et voisins.» Le conte fait office de garde-fou contre les transgressions. «Pour parler du tabou sexuel avant le mariage, par exemple, le narrateur va indiquer aux garçons de ne pas aller se promener dans la grange ou la forêt. Il peut s’agir aussi de valeurs religieuses, des interdits le soir du Mardi gras ou le dimanche. N’allez pas à l’écurie la nuit de Noël, il va vous arriver des trucs…»
«Ainsi du dicton: «Il n’est plus temps de clore le cul quand on a fait son lit», qui signifie en toute simplicité qu’il est trop tard.»
Le codage prend des voies parfois aussi mystérieuses que gaillardes. Ainsi du dicton: «Il n’est plus temps de clore le cul quand on a fait son lit», qui signifie en toute simplicité qu’il est trop tard. «Ou la fable du valet et du trésor qui lui file entre les doigts. Car son modeste statut ne peut changer, au risque d’ébranler la société. Il doit rester valet.»
Avec humour, Aurélie Reusser-Elzingre rappelle que ces récits traditionnels, collectés par l’instituteur et folkloriste Jules Surdez au début du XXe siècle, parlent d’un temps autarcique. «À l’époque, aller à la ville, c’était se déplacer à La Chaux-de-Fonds, chez les «étrangers», les «messieurs». Cette vision de la campagne et de la ville me fascine par ses rituels désormais disparus.»

À travers les prés des Franches-Montagnes, le long des falaises du Doubs, le lecteur croise des nains, géants et sorcières qui hypnotisent avec des maléfices. «A priori, je ne pensais trouver qu’une dominante fantastique, terrifiante même. À l’usage, est-ce la faute des conteurs jurassiens, qui manient volontiers l’autodérision? Il y a aussi du comique sous la gravité.»
«Nos gens» de l’arc jurassien seraient-ils plus drôles que les autres? «Leur rire diffère des Valaisans, que je viens d’étudier. Maintenant… dans cette typicité, faut-il voir l’âme du pays, ou est-ce la faute de Jules Surdez, dans sa manière de récolter les manuscrits en bon vivant et donc de les trier? Difficile de trancher. J’y vois aussi le contexte d’une époque. Jadis, se moquer du pouvoir, railler le riche qui a le plus gros tas de fumier, les femmes et les curés, c’était permis. Jusqu’à la scatologie grasse et lourdingue. Ça ne passerait plus aujourd’hui.»
«Vouivres, sorcières, grimoires et loups-garous»
Aurélie Reusser-Elzingre, Denis Kormann (illustrations)
Éd. Alphil, 146 p.
Vous avez trouvé une erreur?Merci de nous la signaler.