Exotisme vaudois (20/41)Marcher en relisant «La Venoge» de Gilles
Le chansonnier vaudois a dépeint le cours d’eau avec justesse et malice. Presque septante ans après, ses abords offrent encore de beaux dépaysements.

«On a un bien joli canton: des veaux, des vaches, des moutons…» Pour beaucoup de Vaudois, la suite du poème viendra aussi naturellement que la source jaillit d’un rocher. Peut-être pas tous les couplets ponctués par «La Venoge», mais le premier en tout cas. Le célèbre texte écrit en 1954 par Jean Villard-Gilles (1895-1982) a popularisé cette eau «qui coule à joli niveau» loin à la ronde. «Il est allé au fond du cœur non seulement de mes compatriotes, mais encore des Parisiens et de tous ceux à qui je l’ai fait entendre», observait son auteur en 1966.
Ce qui rend ces eaux uniques? Elles se déploient tout entières dans le canton du chansonnier poète né à Montreux: «C’est pas le fleuve Jaune, mais c’est à nous, c’est tout vaudois.» Une respiration ondoyante de moins de quarante kilomètres, mais qu’il n’est pas si courant, aujourd’hui, d’accompagner à pied sur tout le parcours. Celui qui l’a chanté le remarquait d’ailleurs déjà: «Faut un rude effort entre nous; pour la suivre de bout en bout; car au lieu de prendre au plus court, elle fait de puissants détours.»

Du pied du Jura au lac
À L’Isle, elle naît de sept sources, contourne le village pour se pavaner devant son château, puis serpente gaiement jusqu’à La Sarraz. Là sa destinée change: au lieu de poursuivre vers le nord, comme l’Orbe, sa «sœur», elle vire au sud, pour finir par «se fondre amoureusement entre les bras du bleu Léman».
Rien que ce tronçon de La Sarraz à Préverenges représente 26 kilomètres et environ 7 heures de marche, mais on peut l’arpenter par étapes. Avec, pourquoi pas, le texte de Gilles en main. «Il faudrait lire le poème en marchant, courant, flânant», remarque Alice Bottarelli, auteure du chapitre sur la Venoge dans le livre de balades littéraires romandes «Le Poème et le territoire». Car la rivière «se plaît à traînasser, à se gonfler, à s’élancer», remarquait Gilles.
À contre-courant
La doctorante de l’Université de Lausanne prépare une thèse sur l’humour chez les écrivains romands. Y inclure Gilles tenait de l’évidence. Pour nous parler de la rivière et de celui qui l’a chantée, Alice Bottarelli a choisi de l’accompagner un bout à contre-courant depuis Préverenges. Après l’île aux oiseaux, au lieu d’emprunter le charmant pont qui rejoint la plage du Laviau, il suffit de s’enfoncer dans la forêt pour se sentir happé par un tout autre monde, où, tandis que les bateaux stationnés ondulent à peine, la verdure explose. En moins de cinq minutes, le panorama lacustre et sa grandiose ouverture sur les montagnes semblent un lointain souvenir.

Inspiration bretonne
«Pour moi, Gilles fait partie du patrimoine, mon père aimait réciter «La Venoge», se souvient la Lausannoise en marchant. Longtemps comédien à Paris et en province, faisant plus tard de son cabaret lausannois Le coup de soleil un rendez-vous européen, Jean Villard-Gilles compose son texte le plus connu en France, à Port Manech. Alors qu’il attendait l’inspiration «devant une mer bretonne absolument calme», il voit apparaître devant ses yeux son lointain pays vaudois, avec «une ligne sinueuse au milieu: la Venoge».
«En parlant de la rivière, Gilles parle des Vaudois. Son humour se manifeste dans leur portrait contrasté»
Mal du pays? «S’il y a sans doute un peu de cela, il n’apparaît pas comme un patriote quand il relève le caractère 100% vaudois de la rivière, remarque Alice Bottarelli, car en l’évoquant, il parle des habitants du canton. Son humour se manifeste dans le portrait contrasté de ces Vaudois doués de modestie et d’orgueil, de maladresse et de finesse.» L’auteur décrit ainsi une eau «capricieuse» certes, mais «comme une horloge», «tranquille et pas bien décidée. Elle tient le juste milieu, elle dit qui ne peut ne peut, mais elle fait à son idée.»
Tantôt calme tantôt frémissante, la rivière offre divers visages. En poursuivant de Saint-Sulpice vers Denges, après l’avoir perdue le temps de traverser la route cantonale, on tombe sur une clairière offrant un de ces replats pour le pique-nique évoqué par son fin observateur. Le sentier se resserre ensuite, offrant des vues sur de petites «îles», des roseaux ou du bois amoncelé. À d’autres endroits, un miroir liquide parfaitement immobile ne reflète que la couleur des arbres, et une impression de temps suspendu.

Végétation luxuriante, ambiance marécageuse, chants de pinsons des arbres ou de mésanges charbonnières masquent la civilisation toute proche, puisque le cours d’eau s’ébat en parallèle à l’autoroute. Au bout d’un moment pourtant, un bourdonnement plus intense annonce la fin de cette portion de sentier, et débouche sur la route de la Pierre à Écublens, ou défilent les voitures.
Cette apparition abrupte fait se souvenir qu’en plus d’une œuvre avant-gardiste et militante, Gilles fut aussi un écologiste avant l’heure, rappelant notamment dans sa chanson «Lausanne» que «sous les arches de pierre, assurant la liaison, à la place de rivières, il y coule des maisons».
La Venoge, elle, s’élance toujours dans sa plus grande partie à l’air libre. Et il suffit de regagner un des nombreux coins de forêt où elle se love au fil de son périple pour y retrouver un peu de la poésie de Gilles.
«Le poème et le territoire, Promenades littéraires en Suisse romande»
Collectif dirigé par Antonio Rodriguez et Isabelle Falconnier
Ed. Noir sur Blanc, 224 p.
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