Arts vivantsMaya Bösch présente un «Manuel d’exil» à l’usage des sédentaires
Entamée en 2018, cette création reportée pour cause de Covid sera présentée à Lausanne après avoir clignoté à Genève.

Les formes théâtrales affûtées par Maya Bösch ont toujours labouré aussi bien la parole masculine d’un Peter Handke ou d’un Allen Ginsberg par exemple, que le discours féminin d’une Elfriede Jelinek ou d’une Sarah Kane. Sur le plan de l’hormone sexuelle, «Manuel d’exil» se place clairement comme le plus testostéroné de la trentaine de spectacles qu’elle ait créés à ce jour. Déjà, le projet naît d’un récit de Velibor Čolić, baroudeur bosnien aux allures de colosse. Ensuite, il va s’incarner dans la voix plaintive de Jean-Quentin Châtelain, titan de la scène que la France jalouse à Genève depuis près de quarante ans. Même débordante, la virilité n’est cependant pas chose à intimider la metteuse en scène, Prix suisse de théâtre en 2015, curatrice de festivals performatifs et ancienne codirectrice du Théâtre du Grütli.
«Je suis une tache gênante et sale, une gifle sur le visage de l’humanité, je suis un migrant.»
Celle-ci choisit ici de se mettre pleinement au service de ses deux ogres, quelque peu en retrait. Sur un plateau scénographié par l’incontournable Sylvie Kleiber, d’immenses fragments de cadres inclinés cillent en réponse aux sons que règle Maïa Blondeau. Bösch visse son comédien au milieu de ces châssis lumineux, pieds légèrement écartés, pour qu’il scande quasi sans bouger le monologue du déplacé. À quelques reprises, Châtelain, amplifié par un micro, tournera le dos au public, pour adresser ses syllabes languissantes au fond de scène qui les réfractera. «Avant la guerre, j’étais un homme, et maintenant, je suis devenu une insulte», entendra-t-on. Ou «je suis une tache gênante et sale, une gifle sur le visage de l’humanité, je suis un migrant».
Deux ours titubants
Velibor Čolić, qui narre son parcours dans la langue de Molière, a surgi à Rennes en 1992, ayant déserté l’armée bosniaque à l’âge de 28 ans et ne possédant alors «que trois mots de français: Jean, Paul et Sartre». Il séjourne dans un foyer pour demandeurs d’asile, suit ses cours, s’enivre, s’ennuie, rôde, drague et regarde de haut tant les fonctionnaires qui l’encadrent que les camarades qui s’insèrent. C’est que l’homme oscille, lui, entre sa mégalomanie de «plus grand poète lyrique yougoslave de notre temps» et l’humiliation qu’il subit en tant que réfugié. Sa prose ironique et percutante grouille d’apostrophes à Hemingway, Pouchkine, Cortázar ou Verlaine.

Le doigté de Maya Bösch consiste à transfuser du corps de Čolić à celui de Châtelain une emphase qui s’exprime différemment chez les deux ours. Une hyperbole qui brame chez l’écrivain et qui hulule chez l’acteur. En parallèle, elle a également à transmettre, de la scène à la salle, l’expérience de l’exilé à l’empathie du sédentaire. Une transposition toute musicale que sa maturité artistique lui permet d’obtenir.
«Manuel d’exil» se jouait jusqu’au 3 oct. au Théâtre Saint-Gervais, www.saintgervais.ch
A voir au Théâtre de Vidy à Lausanne du 15 au 22 décembre 2021. Infos et réservations: www.vidy.ch
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