Un défilé très exposé à LausanneNora Rupp sort ses femmes
Avec «Un corps à soi», la photographe lausannoise s’offre une double exposition en montrant pour la première fois les autoportraits réalisés depuis vingt ans.

Deux détails d’abord! Il y a ce vélo familial garé devant la porte d’un atelier désaffecté du quartier du Flon, susceptible d’embarquer trois mômes. Ils ont 4, 7 et 9 ans. On remarque aussi ce bouquet de fleurs qui ne cache pas son vécu.
Posé sur un guéridon à l’extérieur, il accueille le visiteur de l’exposition de photographies «Un corps à soi, autoportraits d’une femme». Des détails, vraiment? Ils passent plutôt pour des indices de la vraie vie, des bribes qui disent Nora Rupp.
«Ces femmes, ce n’est pas moi. D’ailleurs, vous n’allez peut-être pas le croire, mais je déteste être prise en photo!»
Une «presque» quadragénaire – elle le précise tant qu’il est encore temps – venue à l’image parce que même sans appareil, à 17 ans, la Lausannoise photographiait déjà «dans sa tête, les lumières, les couleurs et les êtres» qui se mêlaient sous ses yeux.
Depuis l’artiste s’est battue pour faire avec sa sensibilité à fleur de peau mais si pénétrante, comme pour exister dans ce domaine professionnel versant davantage de crédit aux hommes. Mais c’est galvanisée par la vague mauve de la sororité qu’elle ouvre son exposition révélant vingt ans d’un travail sur le corps matière à modeler l’image. L’image de la femme.
Alors… c’est sûr, ses yeux rient! Même si noirs. Même soulignés très noirs. Ils font mine d’être plus grands encore que le monde humain qu’ils observent. Celui de l’Afrique. Des pèlerins. Des femmes suisses en grève. Des zadistes de la colline du Mormont.
L’angle militant
Nora Rupp travaille l’angle militant et elle le découpe dans une luminosité solaire sur fond de netteté hyperréaliste. Le résultat éveille, il pique. La photographe donne à voir l’autre qui s’affirme en gros plan. Sauf que cette fois, l’autre, c’est aussi elle… en hippie allumée, en madone engrossée, en accro de la bouffe comme en dilettante embourgeoisée.
À moins que ce ne soit pas elle? Le fil de la conversation se tresse avec ce désir d’ambiguïté. C’est bien la gosse qui adorait se déguiser qui a soufflé l’idée de la métamorphose mais l’envie de voir «comment un corps peut servir de matière première» appartient à une réflexion d’artiste sur la subjectivité.

«Alors que j’étais encore à l’École de photo de Vevey, je filais avec ma valise de déguisements à la recherche de lieux inspirants, comme des maisons abandonnées, pour y créer mes personnages. Ces femmes, ce n’est pas moi. D’ailleurs, vous n’allez peut-être pas le croire, mais je déteste être prise en photo!»
Le sens du détachement sert: Nora Rupp ne s’épargne aucune posture ni grimace. Tour à tour arrogante, sensuelle, vieillissante, anéantie ou furieusement boulimique. Elle se grime encore lascive, fatale, romantique, heureuse, attentionnée et même pieuse. Douée d’une capacité à se réinventer comme d’une réelle présence de comédienne.

Ces femmes, on les observe et elles nous rendent ce regard. Parfois curieux, d’autres fois appuyé. On les sent également vivre et… de toutes leurs tripes. «Mais, insiste l’artiste, ces femmes, ce n’est pas moi-même si je pense être en chacune d’elles et, à la fois, hors d’elles.»
Qu’en dit le psy? Une légère tendance au dédoublement? Nora Rupp rigole mais acquiesce en féministe: elle casse clichés et stéréotypes en les glaçant sur papier. Ses images, nées d’impulsions mais travaillées par un esprit activiste, miroitent les dilemmes de la femme encore enfermée dans un rôle d’objet, de mère, d’allumeuse, etc.

«Je ne me sentais pas légitimée à montrer ces photos, j’avais l’impression qu’il n’y avait pas de discours à mettre en avant. Avec cette gêne supplémentaire de la question du narcissisme lorsqu’on fait de l’autoportrait.»
Et ce ne sont pas les premières photos du genre, la Lausannoise ne tait d’ailleurs pas son admiration pour l’Américaine Cindy Sherman, qui a fait de l’autoportrait une manière de questionner la construction sociale des archétypes et désormais des genres.
«Jamais, je ne pourrai me comparer à une telle artiste, souffle Nora Rupp. Mais je me suis détachée de son travail pour entrer dans ma dimension.» Une prise de parole féministe avertie et désormais affranchie qui succède aux larmes de l’invisibilité.
«Longtemps, je ne me suis pas sentie légitimée à montrer ces photos, j’avais l’impression qu’il n’y avait pas de discours à mettre en avant. Avec cette gêne supplémentaire autour de la question du narcissisme lorsqu’on fait de l’autoportrait.»

C’est un déclic – le mot revient souvent – qui l’a fait sortir de son ombre. «Il y a deux ans, victime d’un AVC, je suis passée de la vie d’une femme portée par un flot d’énergie à la perte totale d’identité. Je ne pouvais plus m’occuper de mes enfants, ni même les entendre rire. Et lorsque j’ai enfin pu reprendre une vie active, et professionnelle au Musée cantonal des beaux-arts, cela a duré une semaine, avant que la pandémie ne nous renvoie tous à la maison. J’étais à nouveau enfermée, et c’est là que j’ai revu mes autoportraits, que j’ai recommencé à créer des personnages et que je me suis décidée à les montrer sans chercher la validation d’une institution, d’une galerie ou d’un concours. J’ai juste envie de les partager et qu’il se passe quelque chose autour.»
Lausanne-Flon, Côtes-de-Montbenon 11
Jusqu’au 25 sept.
Je-ve (18 h-20 h), sa-di (14 h-18 h)
www.norarupp.com
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