La conquête des AlpesOuvrir d’autres voies d’interprétation pour explorer l’alpinisme
La Société d’histoire de Suisse romande questionne, dans un beau livre, l’évolution de l’ascension des sommets pour la faire résonner avec la pratique actuelle.

Le titre «Gravir les Alpes du XIXe siècle à nos jours» pourrait laisser croire à un énième ouvrage classique sur l’histoire de l’alpinisme. Mais il n’en est rien. Le livre est le fruit d’un colloque de la Société d’histoire de Suisse romande, qui a convoqué plusieurs intervenants de disciplines académiques et autant de regards.
Leurs grilles de lecture de l’histoire de l’alpinisme – entré au Patrimoine immatériel de l’Unesco en décembre 2019 – permettent de questionner la pratique de manière plus large que les sources traditionnelles, à savoir les récits autobiographiques des pionniers ou les récits annalistiques qui listent la conquête des sommets. Mais surtout ces grilles tissent des liens avec notre époque, notamment dans la manière de définir le rôle de l’alpiniste, l’appréhension de la mort ou encore la place des femmes dans cette discipline sportive majoritairement masculine.
Domination masculine
«Il y a de multiples documents sur l’alpinisme, des enquêtes même, mais dans ce domaine l’histoire académique a encore de larges espaces pour se déployer. Pour élargir l’horizon, nous faisons dialoguer des spécialistes de climatologie, médecine, thanatologie, géographie, philosophie ou encore littérature», explique Patrick Clastres, professeur d’histoire à la Faculté des sciences sociales et politiques de l’Université de Lausanne et l’un des auteurs de l’ouvrage.
Si la place des femmes dans l’alpinisme est un sujet d’actualité, certes mieux étudié depuis une trentaine d’années, cette place reste peu valorisée. Même dans les récits des pionnières du XIXe siècle, «on observe une incapacité à raconter leurs exploits. Elles s’autocensurent et restent dominées par l’exploit viril, poursuit Patrick Clastres. Cette domination n’est pas propre à l’alpinisme mais elle s’y exprime encore plus fortement que dans d’autres disciplines sportives, car on se retrouve à une frontière entre la vie et la mort. Dans nos sociétés genrées, la mort serait l’apanage de l’homme, qui jouerait avec sa vie alors que la femme serait chargée au contraire de donner naissance et de protéger la création.»
Une vision que le professeur d’histoire nuance toutefois avec la création des sociétés d’alpinisme des années 1920-1930 jusqu’aux années 1950-1960, apparues dans le monde socialiste où l’égalité homme-femme était proclamée. «Malgré tout, citer aujourd’hui le nom d’une femme alpiniste relève encore de l’exceptionnel.»
Le goût du risque
Le rapport à la mort et le goût du risque restent une question centrale autour de la discipline et un terrain d’étude encore largement ouvert.
«On accepte moins l’éventualité de la mort aujourd’hui qu’au XIXe, analyse Patrick Clastres. Un de nos chercheurs a montré que, malgré les prouesses technologiques actuelles – on peut gravir l’Everest sans oxygène avec très peu de matériel –, notre capacité à accepter la prise de risque et la mort en montagne a très fortement diminué. Autrefois, elle faisait d’avantage partie du quotidien. Dans nos sociétés occidentales contemporaines, on y est moins confronté, mais cette confrontation ne diminue pas notre hantise. Pour mieux l’analyser, il faut croiser les regards de l’historien, du philosophe ou encore du médecin.»

Patrick Clastres, historien à l’Université de Lausanne et co-auteur de l’ouvrage.
«Citer aujourd’hui le nom d’une femme alpiniste relève encore de l’exceptionnel.»
Parmi les pistes de réflexion qui s’ouvrent autour de la discipline, Patrick Clastres encourage à sortir de la vision eurocentrée actuelle. «Je souhaiterais qu’on mette à distance le terme «alpinisme» et qu’on reprenne le terme du XIXe d’«ascensionnisme», car l’alpinisme est connoté aux Alpes. Quand on s’intéresse à l’Himalaya, on le fait avec les yeux d’Européens. On ne voit plus les Alpes comme un espace en soi mais comme un espace délimité par des frontières. On a besoin d’une histoire transnationale».
Dans les cordées internationales où plusieurs nationalités se côtoient, le professeur voudrait qu’on intègre aussi dans les récits les porteurs et les guides, «les indigènes qui se retrouvent toujours dans une situation de dominés. On écrit des histoires sur une élite sociale, mais on a besoin de retrouver la réalité des pratiques à l’échelle du globe avec la mise en perspective des pluralités des cordées.»
L’histoire de l’alpinisme fait aussi état d’une communauté à part. «On serait alpiniste avant d’être autre chose. Ce qui les a classés historiquement dans un rapport de domination face aux touristes. Dès qu’une pratique sportive est démocratisée, l’élite se réfugie ailleurs. Quand les touristes sont arrivés dans les Alpes, les alpinistes sont partis explorer l’Himalaya. Quand ce dernier lieu est devenu accessible à tous, ils se sont déplacés vers de nouvelles méthodes d’ascension à l’image du speed climbing. Cette dimension identitaire mérite encore d’être interrogée», conclut Patrick Clastres.

«Gravir les Alpes du XIXe siècles à nos jours»
Sous la direction de Patrick Clastres, Delphine Debons, Jean-François Pitteloud et Grégory Quin
Ed. Pur, 206 p.
Rebecca Mosimann est journaliste à la rubrique culture et magazine depuis 2010. Elle s'intéresse aux sujets société, de la montagne au jeune public.
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