L’art, un bastion masculinPourquoi faut-il encore ajouter femme avant artiste?
Si la cadence des expositions s’est accélérée comme celle des nominations à des postes clés dans les musées, les femmes actives dans le milieu de l’art aimeraient bien être débarrassées des stéréotypes et autres clichés.

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«Vous êtes peintre? Ah… vous faites de la peinture sur porcelaine?» Longtemps, souvent, ce stéréotype est venu gifler les oreilles de Claire Nicole. Saluée par de multiples expositions muséales, l’artiste peintre et graveur vaudoise, 30 ans en 1971, œuvre peut-être de plus en plus dans les profondeurs du noir, mais elle ne fait pas dans la demi-teinte lorsque le monde lui donne encore parfois, «le sentiment de faire une peinture qui est moins valable que celle des hommes, c’est assez dérangeant. Mais heureusement, il y a quand même des choses qui ont bougé». Ou… pas encore assez!

«On nous donne encore parfois le sentiment de faire une peinture qui est moins valable que celle des hommes, c’est assez dérangeant.»
Si, en France, l’Union des femmes peintres et sculpteurs a fermé boutique en 1994 après sa 110e exposition, en 2000, les 200 membres de la Société suisse des femmes artistes en arts visuels se sont donné le choix. Rejoindre la faîtière, devenue mixte en 1971 ou poursuivre dans cette instance créée en 1902 après le tonnant «Pas de femmelettes chez nous!» du président de la Société suisse des peintres et sculpteurs. Un certain… Ferdinand Hodler.

«Pas de femmelettes chez nous!»
«Tant qu’on se demandera pourquoi le nombre de femmes dans les collections du Kunsthaus de Zurich n’excède pas 5% et, ajoute la présidente Ama Mülthaler, pourquoi les expositions monographiques de femmes sont encore trop rares en Suisse, cela veut dire qu’il nous reste du travail à abattre.» Pour être juste, l’écart se resserre: récemment plusieurs artistes ont fait de très belles percées. Kiki Smith au MCBA, Marguerite Burnat-Provins au Musée Jenisch, Roni Horn chez Beyeler, Jeanne-Odette au Musée des beaux-arts de La Chaux-de-Fonds, et on attend Meret Oppenheim à Berne, Ottilie W. Roederstein à Zurich et Sophie Tauber-Arp dans les murs du Kunstmuseum de Bâle.
Mais… la question se pose: faut-il se gargariser de voir cette liste s’allonger depuis 1929, date de la première exposition solo répertoriée d’une femme dans une institution suisse – la portraitiste Louise Breslau avait alors fait coup double avec un accrochage à Zurich et un autre à Genève – ou s’agacer de devoir encore s’en remettre à ce décompte?

«Même si dans les musées, il y a effectivement de plus en plus de femmes dans des postes à responsabilités, on est encore loin d’une situation qui reflète la contribution des femmes à la création ou à la recherche, constate Laurence Schmidlin, conservatrice d’art contemporain au Musée cantonal des beaux-arts à Lausanne. Les choses bougent mais il faut être conscient que nous travaillons avec des collections montées et enrichies dans des époques où on ne collectionnait pas les femmes, il y a donc des rééquilibrages en cours.»
Les chiffres qui font mal
La bouche loin d’être en cœur, les très américaines Guerrilla Girls ont fait des chiffres, les armes de leur activisme. Battant les parquets des musées avec l’évidence qui fait mal: «Moins de 5% des artistes exposés dans la section des arts contemporains du MET à New York sont des femmes, mais 85% des nus accrochés sont des corps de femmes.»

Depuis 1985, la faction qui se revendique «conscience du monde de l’art» cible les galeries, les musées comme les grandes biennales. Comme le Musée national des femmes et des arts qui se mobilise depuis 1987 à Washington pour exposer autant que diffuser les chiffres qui ne décollent guère. Selon l’institution, entre 2 et 7% des œuvres montrées par les grands musées ont été réalisées par des femmes, un pourcentage qui grimpe à 30% en galerie. Le marché ne peut pas dire mieux… les prix sont environ 40% moins chers pour une femme. Georgia O’Keeffe tient le record à 44,4 millions de dollars depuis 2014, alors que côté testostérone, le «Salvator Mundi» de Léonard de Vinci s’est vendu 450 millions, suivi de «Quand te maries-tu?» de Gauguin à 300 millions.

Aux pays de Camille Claudel ou d’Eva Aeppli, l’esprit est davantage au débat qu’au grand déballage de chiffres. Le premier héberge «Aware», une association qui a pour ambition scientifique de réécrire l’histoire de l’art de façon paritaire, et le second, la foire FATart lancée en 2018 à Schaffhouse et très bientôt un Espace artistes femmes, projet que la Lausannoise Marie Bagi monte avec détermination afin de «contribuer à la reconnaissance artistique des femmes». Le rayon d’action est là, un agenda 2021 paru chez les Lausannois art&fiction pointait justement le manque de visibilité en égrainant 940 noms de femmes artistes romandes vivantes en 1971.
Servir aussi d’exemple
Depuis son atelier de Cully, Caroline Bachmann a apprécié le geste militant qu’elle a accompagné d’un témoignage. «Lorsque j’ai commencé, dans les années 80, très peu de femmes étaient mises en avant et lorsqu’elles l’étaient, c’était par rapport à une pratique liée à l’émotivité ou à la mise en forme d’une espèce d’instinct. On ne parlait guère de celles qui avaient opté pour un art plus conceptuel comme si dans l’imaginaire collectif, l’exemple de la réussite, de la créativité, du pas en avant ne pouvait être que masculin. Les femmes, même si leur présence est forte dans tous les mouvements artistiques, ne sont que rarement citées en exemple, c’est là que ça patine.»
«Les femmes, même si leur présence est forte dans tous les mouvements artistiques, ne sont que rarement citées en exemple.»
Comme dans le langage, celui qui cadenasse les interprétations. Souvent les artistes sont victimes de ces facilités, ramenées à leur traitement du corps, à la douceur ou alors à une verve féministe. «Ce qui est aussi frappant, remarque Sarah Burkhalter, directrice de l’antenne romande de l’Institut suisse pour l’histoire de l’art, c’est que la femme dans l’art soit encore un sujet de discussion. Ne peut-on pas la regarder comme une artiste! Pareil pour les femmes cadres dans les musées ou les espaces et institutions en lien avec l’art, faut-il vraiment encore en débattre?»

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