Chirurgie cardiaqueRené Prêtre: «La beauté du cœur me fascine»
Le célèbre chirurgien a donné sa leçon d’adieu au CHUV il y a bientôt un an, mais n’a pas déposé son scalpel. Rencontre entre une transplantation réussie et une énième mission humanitaire.

Toujours sur la brèche, René Prêtre. Le 3 mai dernier, de retour de Zurich où il venait de réaliser une transplantation cardiaque urgente sur un enfant, et juste avant de s’envoler pour une nouvelle mission humanitaire de deux semaines au Mozambique, le célèbre chirurgien pédiatrique cardiaque a fait un crochet par la rédaction de «24 heures», en amont de sa conférence aux Mystères de l’UNIL. Il parle d’une voix posée – non sans quelques envolées lyriques – de cet organe palpitant d’une folle complexité auquel il a dédié quarante ans de sa vie. Et ce n’est manifestement pas fini. Le jeune retraité continue d’opérer des adultes au CHUV à 40% et peine à dire non quand on l’appelle à la rescousse.
Quand on a, comme vous, sauvé autant de vies, peut-on dire stop? Est-ce un sacerdoce?
Je ne sais pas comment l’appeler, mais cette responsabilité, je l’ai, c’est clair. J’ai arrêté la pédiatrie et je ne suis obligé à rien, mais quand Zurich m’a appelé samedi pour un gamin en urgence, comment dire non? Le chef était en vacances, son adjoint ne se sentait pas sûr face à un cas si compliqué, ils avaient besoin d’un coup de main si une offre de transplantation arrivait. Et grosse surprise le surlendemain, ils me contactent: «On a un cœur, ce serait bien que tu viennes.» Dans ces moments-là, on doit tout laisser tomber et foncer. Mais ça reste des cas exceptionnels.
Inversement, quand on a votre réputation, essuyé si peu d’échecs, pourquoi tenter le destin, rester dans la partie au risque de tout perdre?
Effectivement, je n’aimerais pas rater ma sortie. Comme ces sportifs qu’on a vus flamboyants et qui tout à coup font pitié à voir. Mais je pense qu’on le voit quand même venir lorsque la main commence à trembler. En plus, j’ai des lunettes chirurgicales qui agrandissent beaucoup, donc si ça tremble je le verrai sur l’aiguille. Ce jour-là, j’espère avoir la sagesse de me retirer. Je pense avoir cette discipline. J’ai fait mes preuves, ça, je le sais. J’ai même laissé des marques solides. Mais je me dis: voilà, je suis comme un alpiniste, j’ai fait tous les 8000, donc je peux faire quelques 4000. Je suis content de garder cette activité au bloc, en particulier les missions humanitaires qui ont repris après la pandémie, au Mozambique, au Cambodge et au Sénégal. J’ai un plaisir énorme. On n’y fait pas de la haute voltige comme ici, mais de très belles choses.
On vous dit bon vulgarisateur. Comment faites-vous pour parler de votre spécialité en des termes compréhensibles?
La mécanique du cœur est simple. Allez expliquer la chimie du foie, l’épuration du rein ou, pire encore, le cerveau! Moi, avec trois dessins, j’arrive à faire comprendre à des gens qui n’ont pas fait d’études où est le problème et quelle est la solution. Le cœur est une pompe qui assure la circulation sanguine. Il peut y avoir des endroits où il y a des pertes d’énergie, ce qui force le moteur à travailler plus. Et nous, les chirurgiens, ce que l’on fait la plupart du temps, c’est enlever ou modifier ces endroits – par exemple une valve qui s’ouvre ou se ferme mal –, mais la source de l’énergie, on la modifie peu.
Une pompe assez compliquée, tout de même!
Compliquée, oui. Il y a plus de 150 opérations décrites sur le cœur! Ce que j’ai toujours trouvé fascinant dans cet organe, c’est sa beauté, son architecture interne assez extraordinaire. C’est un organe creux, pas comme le rein qui est une sorte de pierre que vous ne pouvez pas ouvrir. Dans le cœur, vous avez des valves, des cordages, des muscles papillaires, des trabécules, vous avez les feuillets valvulaires qui sont là, les voies de conduction. Et vous voyez l’orientation des fibres cardiaques qui produisent cette contraction en rotation permettant au sang de sortir avec un léger tourbillon. C’est fascinant tout ça!
Vous revendiquez l’esthétique dans votre pratique de la chirurgie. Que vient faire ici la beauté?
Si vous devez simplement remplacer une structure comme une valve, c’est facile. Coudre, faire des nœuds, c’est de la couture, mais corriger des malformations, reconstruire, c’est autre chose… Si ce n’est pas exactement comme je veux, je refais. J’ai remarqué que ce qui est esthétique marche mieux que ce qui ne l’est pas. C’est vite vu, nous, ce qu’on veut, c’est que le sang traverse le cœur et ressorte avec une grande énergie, donc tant qu’il reste laminaire, qu’il n’a pas de ricochets ou de turbulences, il n’y a pas de perte d’énergie. Et ça, c’est l’harmonie des courbes!
«Il y a cette magie. Quand vous transplantez un cœur, vous transplantez aussi un peu la vie»
La fonction crée la forme, comme en design?
Form follows function, exactement! Les valves, les vaisseaux, et même les structures ventriculaires, ça se rapproche de la sculpture ou des beaux-arts. Vous devez faire en sorte que vos volumes soient là, vos courbures ici. Il faut bien sentir les choses, utiliser tel muscle papillaire, repérer une courbe, prendre un peu ici pour mettre là… Et ça, c’est très compliqué à transmettre.
Certaines opérations vous ont-elles marqué?
Oui, ma première vraie opération, qui fut de fermer un trou dans le cœur d’un enfant de cinq ans, c’est sûr. Et puis ma première transplantation, bien sûr, m’a beaucoup marqué, parce qu’ici, il y a un mystère, quelque chose d’un peu sacré. Et quand on y pense, ça donne le vertige. Il y a cette magie. Quand vous transplantez un cœur, vous transplantez aussi un peu la vie. J’en ai fait plus de cent, mais à chaque fois, au moment où vous déclampez et que vous attendez la reprise des battements, cette incertitude, ce tressaillement d’inquiétude vous assaillent. Et soudain, quand ça repart, vous ressentez un immense soulagement, une énorme satisfaction, une plénitude.
«Pourquoi le cœur bat-il?» Conférence du Pr René Prêtre dans le cadre des Mystères de l’UNIL. Samedi 3 juin de 11 h à 11 h 45 à l’UNIL. Programme et inscription en cliquant sur ce lien.
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