Une grande dame de la photoSabine Weiss a toujours vu du beau monde
Le Prix Women in Motion et un beau livre saluent la photographe. «Émotions»… forcément.

Née à Saint-Gingolph il y a «presque un siècle» comme elle le résume joliment, Sabine Weiss se félicite d’avoir toujours autant de plaisir à photographier. Et pour cause, l’objectif lui raconte toujours des histoires. Que l’artiste se voie honorée après Susan Sarandon, Jane Fonda ou Susan Meiselas, du prestigieux Prix Women in Motion, rien d’étonnant. Depuis que ce petit bout de femme a décollé dans le milieu du photojournalisme, bastion encore très mâle dans les années 1940, l’indépendante a imposé son hypersensibilité sans mièvrerie.

«Émotions», sa sélection de 200 photos parmi des dizaines de milliers, démontre cette empathie vite détectée par les pros après son apprentissage à Genève. En 1952, Robert Doisneau repère la Parisienne d’adoption et la pousse à l’agence Rapho. Trois ans plus tard, c’est le photographe Edward Steichen, alors au sommet de sa gloire et conservateur du MoMA, qui choisit trois de ses clichés pour les exposer à New York. Elle est lancée.

Bourlingueuse dans les rues de Paris ou du Caire, portraitiste pour le chic «Vogue» ou sur les rives du Gange, l’éclectique à qui ses confrères donnaient du «Poussez-vous, ma petite dame» à cause de son poids plume reste moins connue que ses contemporains, les Brassaï, Boubat et autre Willy Ronis. Dernière représentante de cette tendance humaniste, Sabine Weiss n’en conçoit aucune nostalgie, à peine un héritage. Et ces dernières années, fêtée dans les musées et les galeries, elle le raconte avec enthousiasme. «Je suis encore émue par tous ces visages, ces attitudes, ces atmosphères, ces solitudes, ces regards, ces baisers», conclut l’éternelle émerveillée, 96 ans.
Chargée de présenter ce phénomène dans «Émotions», la romancière Marie Desplechin a creusé le sujet. Perplexe d’abord devant l’aïeule qui ne revendique qu’une enfance sans histoire, «une vie modeste, des goûts simples». Puis emportée par le moindre détail – la marque de fabrique de Sabine Weiss au fond –, l’observatrice futée rembobine toute une vie en tirant sur de minces indices.
Il y a déjà cette famille «pleine de pasteurs» d’obédience protestante, qui pourtant ne milite pas pour l’austérité calviniste mais part dans tous les sens avec une prodigieuse invention. Prenez le père appelé Loulou, qui bricole et rafistole le moindre objet comme un chirurgien du cœur brisé. Pour sa fille, il reconstitue par exemple dans la cheminée un incendie de maison de poupées, ou lui fabrique une valisette de secouriste de la Croix-Rouge. L’inventeur a l’idée du youpala mais ne la brevette pas. Dommage pour sa fortune. La mère initie Sabine à l’opéra, à la peinture. Plusieurs tableaux de Ferdinand Holder trônent dans le salon de sa grand-mère. À 8 ans, la petite achète son premier appareil photo en bakélite avec sa tirelire – 2 fr. 50.
Les historiens positionnent son travail dans le riche sillage de la génération Cartier-Bresson mais Sabine Weiss refuse de s’inscrire dans une bande, voire un militantisme féministe. Seul l’immense August Sander l’a influencée, «très simple, très frontal». Et Hugh Weiss, l’homme de sa vie, peintre américain échoué à Paris après la Seconde Guerre mondiale, qui ne la quittera qu’en 2007. En 2017, la Suissesse a fait don de ses archives au Musée de l’Élysée. À l’exercice de l’autoportrait, son regard tranche, vif: «Mes photos ne blessent pas.»
«Émotions», de Sabine Weiss, Éd. de La Martinière, 256 p.
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