Littérature suisse Traduire «comilfo» la langue colorée d’Arno Camenisch
Camille Luscher a porté en français «La dernière neige». Elle sera à Lausanne avec l’auteur lundi 24 janvier. Éclairage sur son travail en dix mots.

Traduire, c’est avant tout répercuter le sens et la saveur d’un texte. Un exercice qui prend une dimension particulière s’agissant de rendre en français les livres d’Arno Camenisch. L’auteur, Prix suisse de littérature pour «Ustrinkata», écrit dans un allemand très oral mêlé de schwyzerdütsch, avec des mots de romanche, d’italien, ou d’anglais.
La Romande Camille Luscher, qui a grandi à Lausanne, traduit le Grison depuis dix ans, et notamment «La dernière neige» sorti fin 2021 chez l’éditeur français Quidam. Sur une piste grisonne de moyenne altitude, deux employés bichonnent un téléski, parlant du bon vieux temps, de la modernité qui avance et de la neige qui se raréfie. Pour transposer la mélodie singulière de cette écriture tissée presque exclusivement de dialogues, il suffit parfois d’un mot ou d’une tournure. Exemples commentés par la traductrice.

«Comilfo»
«L’expression vient de «Derrière la gare» (ndlr: deuxième livre de la «trilogie grisonne» d’Arno Camenisch), raconté à hauteur d’enfants, qui parlent avant d’avoir appris à écrire. Comme c’est le quatrième livre de cet auteur que je traduis, des tournures se retrouvent de l’un à l’autre. Chez Camenisch, certains mots s’écrivent comme ils s’entendent. Ici, c’est ce qu’on appelle l’équivalence déplacée. On invente quelque chose qui s’apparente à ce qui existe dans le texte original pour en rendre l’esprit.»
«Dans la traduction, il y a une part d’intuition.»
Camille Luscher avoue que, dans ce «comilfo» si savoureux, il y a «une part d’intuition. C’est aussi un jeu avec le sens, alors que justement, on n’écrit pas comme il faut.»
«Choli»
«Comme l’auteur écrit «Schurnal» et «dommasch» dans l’original, j’ai repris le geste avec «chournal», ce «choli» que je fais revenir à plusieurs reprises, ou «camouflache», «breuvache». C’est la même idée avec «tchaque fois», qui donne à entendre l’accent suisse allemand. Il y a une licence poétique dans la traduction, comme une partition que l’on peut réinterpréter.» Et cela correspond au travail du Grison sur l’oralité. Lui-même performeur, il porte ses textes en public jusqu’à 200 fois par an.
«Tacoup»
«C’est, encore une fois pour suggérer l’oralité, ce «tout à coup» qu’on peut entendre comme ça en français lorsque l’on parle vite. L’important, c’est l’impression générale, comme pour un tableau.» On y croise aussi «nonon», «çui-ci» ou «vualà».
«V’latipa»
«On peut toujours essayer de traduire Camenisch dans un français standardisé, mais les images perdent beaucoup de leur expressivité. Alors pour recréer cette impression de parler local, mais d’une manière qui évoque quelque chose aux francophones, je suis beaucoup allée dans les bistrots, notamment en Valais.» Apparaissent aussi «foldingue, pignouf, à toute blinde, tip-top» ou des tournures comme: «Mais pas tout le monde supporte tant bien le vertige.»
«Tchak boum»
«Les onomatopées viennent toutes de l’original, mais la graphie a été légèrement francisée quand c’était nécessaire.» On entend aussi les personnages lorsqu’ils s’exclament: «fiout, oha, hoppala…»
«Oligiarches»
«Arno Camenisch se plaît à créer de très légers décalages dans la langue, ça fait sourire et ça la charge d’affectivité. Oligiarche c’est le genre de mot facile pour la traductrice, on peut reprendre le jeu de l’allemand, ajouter ce « i » mouillé. Il y a ces petits cadeaux entre les langues. Pareil pour «Pädagogus», qui fonctionne particulièrement bien en français puisqu’on entend en plus le «gusse», le type en argot.»
«La Merica»
«C’est une belle invention de l’auteur.» En effet, nul besoin d’écrire correctement le pays et de nommer la personne incriminée pour savoir de qui il s’agit: «… l’autre, de la Merica, là, la tête de nœud avec ses cheveux jaunes…»
«Elle avait plus toutes les tasses en place»
«Camenisch crée des expressions bien à lui, souvent sur une base existante qu’il modifie un peu. Alors je me fais un malin plaisir à reprendre ces images singulières, et, pour celle-ci, à ne surtout pas la remplacer par: «Il lui manque une case.»
«Juste qu’il pourrait bien reneiger un petit peu, sacrediu, mais le ciel veut pas. Une sacrée provocaziun.»
«Consequenzas»
«C’est du romanche, comme catastrofa, romontsch, sez la cuolpa, maccaruns, per l’amur da Diu. C’est la configuration de traduction la plus facile, puisque je reprends les mêmes termes que dans le texte original, pour autant qu’on les comprenne avec le contexte et grâce aux racines latines du romanche. Ces pépites dans le texte permettent de lui donner de la couleur sans pour autant faire folklorique.»
«Larifari»
C’est un mot allemand que j’ai réutilisé tel quel pour le plaisir des sonorités et que l’on comprend bien avec le contexte: «Et le règlement, c’est pas pour rien qu’il est accroché dans la cabane… faut pas venir prétendre qu’on serait des larifaris…»
Camille Luscher et Arno Camenisch seront en discussion à Lausanne au Cazard ce lundi 24 janvier à 19h, à l’enseigne de Tulalu!?
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