Un regard inédit sur les écrits de Charles-Albert Cingria
Les œuvres complètes font redécouvrir un auteur immense et inclassable. Le point avec le spécialiste Daniel Maggetti.

Il y a eu le chantier Ramuz, et, un peu en parallèle, le chantier Cingria. De 2000 à 2018, le Centre de recherches sur les lettres romandes de l'Université de Lausanne (CRLR) a travaillé sur les œuvres complètes de Charles-Albert Cingria. Concernant le volume de textes traités, la balance penche fortement du côté de Ramuz. Pourtant, le Genevois, qui fut son ami, a donné pas mal de fil à retordre aux chercheurs: «C'était une entreprise très complexe à cause du travail de détail sur les textes. Ramuz était méthodique, et sa manière de procéder était assez systématique, de la note au brouillon, puis du manuscrit au dactylogramme. Par ailleurs, s'il commençait un roman, on savait à quel genre s'attendre», détaille Daniel Maggetti, directeur du CRLR. Rien de tel chez Charles-Albert Cingria. Celui qui se nommait lui-même «chat sauvage» ou «monsieur en complet gris suivant les nuages» pouvait amorcer un texte à la machine, le poursuivre à la main, ou consigner quatre versions différentes du même projet, sans qu'aucune indication permette de déterminer laquelle est la dernière.
Son extrême érudition a en outre nécessité le recours à des spécialistes du Moyen Âge ou du plain-chant. Courant sur 7000 pages réparties en récits (t. I et II), essais (t. III et IV) et propos (t. V et VI), l'établissement de ses œuvres complètes a ainsi pris presque deux décennies, sous la houlette de toute une équipe. Alain Corbellari, Maryke de Courten, Marie-Thérèse Lathion et Thierry Raboud ont ainsi conduit le projet avec Daniel Maggetti. Le dernier volume (qui n'est pas le VI mais le III, consacré aux écrits musicologiques) est sorti récemment à L'Âge d'Homme. Fondateur de la maison lausannoise, Vladimir Dimitrijevic, grand admirateur de Cingria, avait déjà fait paraître une édition non critique des œuvres complètes en 17 volumes entre 1967 et 1981, et sa collection Poche Suisse a débuté en 1980 avec «La fourmi rouge et autres textes», du même Cingria.
L'idée d'une nouvelle entreprise éditoriale organisée en thèmes, avec annotations et préfaces pour guider le lecteur, a émergé après le classement des archives de l'écrivain déposées au CRLR. Andonia Dimitrijevic, la fille de l'éditeur disparu en 2011, a repris le flambeau pour achever la publication de ce nouveau corpus comportant une large part d'inédits, notamment dans les essais.
Le tout brosse le tableau d'un virtuose des mots, inclassable et paradoxal. Ami de Claudel, Max Jacob ou Cocteau, celui que Jacques Chessex considérait comme un «immense écrivain», jugé comme un des meilleurs peintres de Paris par Jean Starobinski, et dont Nicolas Bouvier relevait «l'aptitude au constat émerveillé dans une indifférence totale aux écoles, aux modes comme aux contingences matérielles», est souvent resté dans l'ombre à cause de sa destinée éditoriale difficile (lire l'encadré). S'il a livré peu de fictions, ses écrits épousent une grande variété stylistique et thématique. «Il y a chez lui une plasticité de l'écriture, une extraordinaire invention formelle», observe Daniel Maggetti. Lorsqu'il exploite la veine épistolaire, c'est avec des lettres dont on ne sait pas si elles sont vraies ou fausses. Il produit aussi des textes à deux voix comme «Le grand questionnaire», qui joue sur l'ambiguïté entre entretien réel ou fictif. L'auteur n'hésite pas non plus à interpeller le lecteur, ou à surprendre dans la mise en scène de l'écriture, tel ce début plutôt audacieux: «… (ce qui précède a été mangé par les rats)».
Inclassable stylistiquement, il l'est aussi dans ses idées. Très à droite avant la Première Guerre mondiale, électron libre ensuite, catholique et fervent admirateur de l'Empire romain chrétien, il apparaît fasciné par le Moyen Âge. «À ses yeux, cette époque est toujours actuelle, il n'est pas dans une perspective du temps linéaire, il pense qu'il y a une sorte de simultanéité, où l'hypermoderne coexiste avec quelque chose de très ancien.» Cingria peut ainsi rejoindre des positions avant-gardistes: «Il adore le plain-chant, mais aussi le jazz.» De même, la prose de ce maître de la digression peut à la fois refléter le banal et le quotidien et ouvrir sur le passé. Ces six volumes invitent ainsi à une fascinante balade dans les pas d'un esprit non conformiste.
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