Théâtre russe et conflit ukrainienUne danse cathartique pour faire la nique à la mort
Cédric Dorier livre une création puissante avec «Danse Delhi» d’Ivan Viripaev. Monté pour la première fois en Suisse, le dramaturge russe a dénoncé la guerre en Ukraine.

L’art a-t-il le pouvoir de transcender nos angoisses ancestrales? Alors que l’horreur ravage l’Ukraine et sa population, «Danse Delhi», œuvre complexe et vertigineuse d’Ivan Viripaev, allume une lueur de compassion dans le feu de la guerre. Fer de lance du nouveau théâtre russe, le dramaturge né à Irkoutsk a publié en mars une lettre ouverte dénonçant la barbarie (lire encadré). Lorsque le metteur en scène Cédric Dorier a choisi de porter ce texte à la scène, il ne se doutait pas que le réel se frotterait à ce point à la fiction.

Distinguée parmi les meilleurs spectacles des 8e Rencontres du Théâtre Suisse l’an dernier, cette création tient enfin l’affiche à Lausanne, Yverdon et Vevey, après des mois de latence pandémique. En ces temps tourmentés, cette œuvre polyphonique, portée par une magnifique distribution, fait écho aux fondements de notre existence ébranlée par les troubles géopolitiques. Car si le propos n’est pas proprement politique, la plume virtuose de Viripaev dépeint les abysses de l’âme humaine en proie aux passions troubles, à la culpabilité et la conscience de notre finitude.
Rire grinçant
Inexorable, la mort rôde dans ce huis clos ondoyant entre le tragique et la satire féroce: digne héritier des grands auteurs slaves, Ivan Virapaev a l’art d’élever le drame dans un rire grinçant! La fable, ample, se joue dans la salle d’attente d’un hôpital. Couleurs fades, lumières blafardes. Six personnages en quête de sens croisent leurs destinées dans un mouvement oscillatoire guidé par la puissance mystique de la «danse Delhi» de Katia, artiste céleste envoûtée par la misère de la capitale indienne. Sa mère, Alina Pavlovna, ne l’a jamais comprise: «Tu glorifies la tragédie, la crasse. Tu changes le drame en bonheur!»

La pièce s’ouvre le jour de la mort de la mère de Katia. Leur relation est-elle donc vouée à se perdre dans les limbes? Ce serait le cas si cet incipit camusien laissait place à un récit linéaire. Mais l’écriture de Viripaev est fragmentaire; le texte, mouvant, insaisissable parfois, se décline en sept tableaux. Ou plutôt en sept variations autour d’un même leitmotiv: la douleur de vivre.
Empêtrés dans les non-dits, les mensonges ou les rancœurs, les personnages errent dans une temporalité diffractée où les morts se réincarnent. Tandis que l’infirmière, hantée par une vision de macchabée, s’échine à faire signer les actes de décès, l’amant de Katia, Andrei, se reproche la tentative de suicide de sa femme Olga. Au milieu de ce vaudeville un brin macabre, Léra, critique de danse renommée, remet tout en question, elle qui fut incapable d’écrire une seule ligne sur la «danse Delhi» de Katia.
Comique de répétition
Vertigineuse, la pièce avance par ressacs. Tout à tour, les personnages pleurent, se querellent, se réconcilient rient aux éclats dans un élan tragique. Comme des antiennes, les dialogues sont redistribués entre les personnages, rebrassés d’un tableau à l’autre. Acéré, le comique de répétition se révèle féroce.
À la fin de chaque tableau, le couperet tombe. Noir. Les interprètes viennent saluer. Affichant une théâtralité que ne renierait pas Pirandello, Ivan Viripaev ne résout rien. À nous, spectatrices et spectateurs, de combiner les pièces de ce puzzle et de laisser apparaître une forme de beauté. C’est là le pari du dramaturge: «faire partager une émotion sublime».
Lausanne, Centre culturel des Terreaux
Sa 2 et di 3 avr.
www.terreaux.org
Yverdon, TBB
Ve 8 avr.
www.theatrebennobesson.ch
Vevey, L’Oriental
Du 13 au 16 av.
www.orientalvevey.ch
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