Podcast «Covid, les mondes d’après»«Sans titre» de Lou Dubosson
Découvrez le texte du quatrième épisode de notre podcast de science-fiction.
La file d’attente semble s’étendre sans fin. La bise nous gifle les joues, mais on tient bon, les mains enfoncées dans nos poches et le nez dans nos écharpes. Malgré nos masques, le froid est cinglant. Au loin, on entend une sirène. Un véhicule militaire passe et je frissonne; l’armée me fait cet effet-là, désormais.
Les gens devant moi avancent d’un pas et je les imite, lentement. Dans ma poche, mes doigts triturent mon ticket de rationnement. Cette fois, j’ai droit à un stock de médicaments pour tenir deux semaines, peut-être trois. J’ai de la chance: la famille qui loge dans le petit appartement à côté du mien n’a eu droit qu’à un stock d’une semaine. D’après les affiches que l’on croise un peu partout dans les rues, il y a une logique à ça, mais je dois bien avouer qu’elle m’échappe complètement. Il faudra que je pense à partager ma ration avec eux.
La file bouge de quelques mètres et je devine vaguement la BMD – la Banque de Médicaments à Distribuer – au bout de la rue. Elle est située dans une ancienne pharmacie, laissée à l’abandon après les émeutes de 2024. Quand les variants ont commencé à se multiplier et que les vaccins sont devenus de moins en moins efficaces, les gens ont perdu la tête.
Ils ont pris les médecins en otage, ont envahi les hôpitaux et ont pillé les pharmacies à la recherche du remède miracle. Sans résultat, bien évidemment. Complètement dépassés, les gouvernements se sont tournés vers l’armée, qui a pris les choses en main. Et depuis, c’est elle qui gère l’approvisionnement en médicaments, en vêtements, en nourriture… Finalement, ceux qui craignaient une dictature sanitaire l’ont eue.
Aujourd’hui, le couvre-feu est toujours en place. De petits groupes de rebelles tentent de faire bouger les choses, de nous faire retrouver une vie «comme avant», mais ils sont traqués sans relâche et exécutés sans procès. Aux infos, on les dresse en exemple, pour s’assurer que personne ne tentera de faire comme eux. Ça en a refroidi beaucoup, qui se contentent maintenant de refaire le monde en chuchotant.
Les médecins ne parlent plus à la télé; on nous cache le nombre réel de victimes en nous rappelant que les mesures drastiques mises en place depuis dix ans sont bonnes pour nous. Les gens n’ont plus la force de crier au scandale, alors ils apprennent à se taire, à vivre avec. Ce qu’il y a de bien avec l’être humain, c’est qu’il finit toujours par apprendre.
Une bourrasque glacée me force à enfoncer mes mains au plus profond de mes poches. Je relève mes épaules et enfouis la moitié de mon visage dans mon écharpe. Mon bonnet glisse doucement sur mon front, mais je n’ose pas le redresser de peur que ma main ne gèle avant d’arriver à destination. Tant pis, s’il finit par me tomber sur les yeux, j’avancerai à l’aveuglette.
Une quinte de toux s’élève quelque part devant moi. La réaction ne se fait pas attendre: en une fraction de seconde, les militaires qui encadraient la file tirent le malheureux au milieu de la rue. Une sensation nauséeuse m’envahit. Ils le forcent à s’agenouiller sur le bitume, les mains sur la tête. Des armes sont braquées sur lui pour l’empêcher de fuir.
Pour en avoir été témoin, certains sont tentés. Ils ne vont jamais bien loin. Je sens mes mains trembler. J’ai envie de fermer les yeux, de me recroqueviller et de me poser les mains sur les oreilles, mais ça ne ferait qu’attirer leur attention. J’aurais l’air suspect, et je veux éviter ça à tout prix. Pendant ce temps, un des militaires – probablement un gradé – s’est approché de l’homme et a placé sur son front un thermomètre. La file, les yeux braqués sur la scène, retient son souffle. Le gradé marmonne quelque chose, se recule et fait signe aux autres de laisser l’homme se relever.
Il titube, manque trébucher sur ses chaussures et reprend sa place dans la file, tête basse. Un des militaires dit quelque chose qui fait ricaner ses collègues, mais le vent m’empêche de l’entendre. Ils reprennent leur position. Le calme revient.
La BMD n’est plus très loin maintenant. Encore quelques personnes et ce sera mon tour. J’appréhende ce moment autant que j’en ai hâte: ma ration me permettra de calmer les douleurs de mon bras, mais il faudra avant que je parvienne jusque chez moi avec le précieux paquet. Depuis quelque temps, aux abords de la BMD, certains individus agressent les passants pour leur dérober leurs rations. Les infos leur ont trouvé un nom: les Évaporés. Ils les appellent comme ça parce que, d’après eux, leur esprit a disparu et a été remplacé par un instinct bestial, mû par une envie irrépressible de voir notre société s’effondrer.
En vérité, la seule chose qui a disparu, pour la plupart des Évaporés, c’est leur nom dans les systèmes de la BMD. Ils n’ont plus de tickets de rationnement, pour rien, et survivent comme ils peuvent. La famille à côté de mon appartement finira peut-être comme ça. Le fils du vieux monsieur de l’étage d’en-dessous est déjà comme ça.
Un raclement de gorge impatient me tire de mes pensées. Je cligne des yeux, tends machinalement mon ticket. Je n’ai même pas remarqué que c’était mon tour. Une chevelure rousse s’agite, disparaît derrière le comptoir, réapparaît avec un sac en kraft brun. Je le récupère, murmure un «au revoir» enroué et sors de la BMD. Comme à chaque fois, ma main s’enfonce dans ma poche à la recherche de mon ticket de rationnement et comme à chaque fois, elle ne trouve rien. C’est une habitude futile, je sais, mais je n’arrive pas à m’en empêcher. Je suppose que c’est une manière de me dire «c’est encore bon pour cette fois-ci».
En remontant la rue et la file, j’observe ceux qui attendent encore. Les mêmes visages émaciés, les mêmes yeux vides, la même posture résignée. Face à ces tristes portraits, j’ai du mal à croire que le monde d’avant a existé, et pourtant…
J’ai partagé avec la famille sur mon palier mes quelques médicaments, en rentrant. Alors que l’alarme du couvre-feu résonne dans la ville, j’écoute distraitement les infos répéter les mêmes nouvelles. C’est notre monde maintenant. Il faut s’y faire.
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