Critique théâtraleVivre la déchirure du monde dans un spectacle qui ébranle
Follement intense par le texte et son interprétation, «Chienne» met en exergue la violence
d’un père et la mollesse d’une mère fracassant l’enfance. À voir à La Grange.

Qu’il est terrible le bruit de l’enfance broyée par la violence inextinguible d’un père. Articulé avec la précision du scalpel par l’incroyable comédienne Shannon Granger, le texte de «Chienne», premier livre de l’auteur québécoise Marie-Pier Lafontaine, gifle comme les coups du père de la narratrice. «Si papa dit jappe, je jappe. Si papa dit rapporte, je rapporte. Si papa dit lèche la patte. Je lèche ma patte […] Si papa dit roule sur le dos sale chienne. Je roule sur le dos et sale chienne je deviens.»
Debout, seule, face au public, Shannon Granger est traversée par la force implacable des mots. Ses mains se tordent. Ses bras soulignent sans emphase, marquent certaines phrases pleines de rage. Sinon, elle est juste – encore – debout. Se tient là, dévastée. Son visage se tord de douleur. Ses yeux se remplissent de larmes qui ne doivent pas couler. «Parmi toutes les lois du père, il y en avait une d’ordre capital: ne pas raconter.» Abasourdi à la lecture de «Chienne», Fabrice Gorgerat a immédiatement voulu faire claquer ses mots sur un plateau.
Sobriété tranchante
Sa mise en scène est d’une sobriété tranchante. Parfois, des sons sourds, des craquements, des grésillements, soudain tonitruants, sont créés par la compositrice multi-instrumentiste Simone Aubert et instillent un sentiment diffus de sourde inquiétude. «La peur nous a été inculquée avant même le mot pour la nommer», raconte la narratrice, évoquant aussi sa sœur, une fillette que le père fait «défiler devant ses pupilles érectiles. Paume ouverte, il attend… Le viol ne lui fait plus peur du tout», affirme-t-elle. Constamment pris au piège, torturé, ravagé par ce «papa-ogre», son corps ne lui appartient plus. Devenu étranger pour qu’elle ne devienne pas folle. «Mon corps a été purgé de lui-même.»
«J’aurai voulu pour ma sœur et moi une mère debout.»
De ces mots qui tombent comme des pierres de la bouche d’une comédienne totalement investie, émerge peu à peu le portrait immonde de parents ignobles. «La mère participe à l’inceste.» La phrase est répétée à plusieurs reprises, comme une réalité impossible à croire. À vivre. «J’aurai voulu pour ma sœur et moi une mère debout.» Cette mère qu’elle sait pourtant avoir elle aussi été violentée par le monstre aux deux têtes. Une succession d’indicibles que Marie-Pier Lafontaine a voulu dire pour elle, mais aussi pour toutes celles et ceux qui comme elle «font partie de ces gens qui ont expérimenté au plus près du cœur la déchirure du monde». «Chienne», un texte nécessaire, porté par une actrice foudroyante.
Dorigny, La Grange-UNIL.
Jusqu’au 2 avril.
Avertissement: cette pièce comporte la description de nombreuses scènes de violence
susceptibles de heurter la sensibilité de certains.
Infos et réservations www.grange-unil.ch
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