C’était un jour de printemps 1980, à Montreux. J’avais 6 ans. Pour être honnête, mes souvenirs sont entremêlés ici du récit des adultes, de leurs «mais oui, souviens-toi» presque réprobateurs, qui ont fini par transformer les images brouillées de l’enfance en une vérité inébranlable. Donc, j’avais 6 ans et j’ai vu la reine.
De l’immeuble où nous habitions au bord du lac, à deux pas de la Grand-Rue, j’ai retenu à jamais l’odeur moisie de l’ascenseur et le marbre glissant du hall d’entrée. L’endroit est important, car quand mon père nous a annoncé que la reine allait passer «au coin de la rue», je ne m’en suis pas émue, comme si la monarque pouvait bien faire un crochet par le trottoir de mon royaume d’enfant.
«J’allais donc voir cette femme, cruelle et redoutée, qui m’avait dispensée d’école et qui semait l’excitation dans notre petit appartement montreusien.»
Dans mon royaume justement, la reine, c’était la méchante belle-mère envieuse de la beauté de Blanche-Neige. Ou la mégère régentant des soldats de cartes qui voulait couper la tête d’Alice, illustrée de mille couleurs dans un grand livre que j’ouvrais parfois pour me faire peur. J’allais donc voir cette femme, cruelle et redoutée, qui m’avait dispensée d’école et qui semait l’excitation dans notre petit appartement montreusien.
Ma mère était nerveuse, mon père impatient. Je me souviens avoir refusé de porter une robe, mais toléré qu’on me coiffe les cheveux, la barrette sous l’oreille. Puis notre petite famille tirée à quatre épingles s’était mise en route, ma sœur aînée aventureuse à l’avant de la procession, ma mère intriguée mais sans y paraître, et moi, agrippant la main de mon père, qui me conduisait, telle Alice, à l’échafaud.
Je me souviens d’une longue attente au bord de la route, au milieu d’une foule effrayante. D’un garçon à côté de moi sur le petit muret, qui agitait frénétiquement un drapeau anglais et de mon envie de le lui arracher au passage du cortège pour l’agiter à sa place. Et puis le brouhaha grandissant. La fièvre gagnant nos voisins de pavé. Et ce murmure: «Elle arrive, elle arrive…»
Elle m’a souri
J’ai cherché le carrosse, que j’imaginais tout doré et comme une grosse citrouille. À sa place, j’ai aperçu des voitures de police et une Rolls-Royce rutilante comme je n’en avais jamais vu. Et passant devant nous dans un ralenti de cinéma, une femme souriante à la fenêtre, costume rouge, broche blanche, chapeau rouge. Pas la reine des cartes, pas de reine du tout en fait, puisqu’elle ne portait pas de couronne. Je me souviens du sentiment furtif d’avoir été trompée, vite noyé par les cris de joie de la foule, les vivats, les visages heureux des inconnus et de mes parents. Elle a fait son salut de reine, elle m’a regardée et m’a souri.
Si, forcément, elle a dû me sourire, sinon, pourquoi aurais-je gardé le souvenir de cette journée extraordinaire, au point de raconter plus tard, ingénument, à chaque évocation: «La reine? Ah oui, je l’ai vue à Montreux. Si, si, je t’assure, même qu’elle m’a saluée.» Ma reine.
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La rédaction – Votre reine, la reine, ma reine
En 1980, la reine Elizabeth II avait traversé les rues de Montreux. Souvenirs.